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Un trou noir qui absorbe tout

Publié le 04.04.2020

 

Du 24 au 26 avril dernier, Nous dans le désordre n'a pas eu lieu, au Théâtre Am Stram Gram. Dans ce spectacle, autour d’un adolescent étendu à terre, choisissant de ne plus se relever, se joue une somme sidérante de réflexions et réactions de proches. Le spectacle offre des scènes parfois atmosphériques et musicales saisies comme dans un montage cinéma. Soit autant de pistes au cœur d’une poésie visuelle d’autels formés de lampes pour accompagner le choix du refus.

La partition imaginée par Estelle Savasta au cours notamment d’un patient atelier mené avec des adolescents pose des interrogations fertiles. Ainsi désobéir, est-ce demeurer fidèle à sa vérité intérieure, ses intimes convictions? L’opus est aussi une belle réflexion sur la famille, le récit que l’on fait pour soi et les autres. Toute ressemblance avec nos personnages vivants au cœur d’un présent suspendu, incertain, indécidable ne saurait ainsi être fortuite.
Quelques éclairages de la dramaturge et metteure en scène Estelle Savasta glanés aux premiers jours du confinement.

 


La mère d’Ismaël parle de son fils immobile comme d’un trou noir l’ayant engloutie. Aujourd’hui ce gouffre peut se matérialiser par la pandémie.

Estelle Savasta: Ce texte est l’écran de multiples projections. Certains spectateurs s’en extraient en songeant au deuil alors que d’autres évoquent le suicide ou un fils handicapé. A l’adolescence, il peut s’agir pour les proches de maladies comme l’anorexie ou le cancer. Voire un chagrin amoureux. Ainsi le gouffre peut-il aussi être une personne qui part. Sans que l’on comprenne pourquoi. Ismaël devient le miroir de situations et hypothèses multiples. C’est ce qui intéressait en posant le texte.

Le geste radical de l’adolescent n’est annoncé par aucune note d’intention ou lettre. Le Jeune hommet ne parlera pas. Il a néanmoins écrit un mot posé près de lui: «Je vais bien. Je ne dirai rien de plus. Je ne me relèverai pas.» La pièce évoque essentiellement tout ce qui nous dépasse. Et contre lequel, on ne peut rien faire.

 

 

Est-ce une forme de «deuil blanc» - ressenti lorsqu'un proche n'a plus la même présence mentale ou affective que par le passé, bien que présent sur le plan physique - ou la volonté de disparaître des contraintes sociales?

L’équipe artistique de Nous dans le désordre a amplement évoqué les Hikikomori, ces adolescents nippons qui s’en vont dans les jeux vidéo, se cloîtrant dans l’espace confiné de leur chambre, décidant de ne plus en sortir. (A ce propos, Hikikomori, le refuge, pertinente fable philosophique signée Joris Mathieu a été jouée en novembre 2016 à Am Stram Gram, ndr). Par ailleurs, ces ados refusent la société dans laquelle ils vivent. Nous avons beaucoup étudié les réactions des parents de ces Hikikomori. Par exemple, ils déposent de la nourriture devant la porte de leur enfant. Cela revient à encourager la forclusion. Mais que fait-on, si l’on n’accompagne pas la réclusion volontaire d’un fils? Effectivement, la pièce peut aussi toucher la question de la disparition.

 

Ismaël est une énigme…

Oui, mais c’est aussi un embrayeur à récits et confessions de la part des autres protagonistes. Une manière de «raconter nos vies pour ou par cette personne», comme le suggère Rose, amie d’enfance d’Ismaël. A travers son refus, le fils immobile permet aux autres de raconter qui ils sont. La pièce s’est ainsi créée essentiellement en improvisations. Au fil du processus d’écriture, j’ai réalisé lors d’une première phase, un travail avec des adolescents puis en compagnie des cinq acteurs. Partant, les personnages venaient auprès d’Ismaël. Ils ne se mettaient pas seulement à témoigner de leur vie. Mais ils s’inventaient des histoires avec l’adolescent étendu.

Ce fut une forme de passage obligé qui revenait sans cesse. Mais aussi ce que cet état de refus obstiné provoquait naturellement en nous. Il y avait ceux qui avaient absolument besoin de comprendre. Et de savoir pourquoi le garçon s’était couché. Cette situation de confessions peut faire songer au personnage masculin venant narrer tous le jours sa vie dans Parle avec elle, mélodrame signé Pedro Almodovar.

 

 

Comment s’est créée la pièce?

J’ai besoin d’associer à mes processus de création des personnes ayant l’âge du public auquel le spectacle s’adresse. Ou celui des protagonistes évoqués dans l’histoire. Par le passé, j’ai ainsi imaginé une pièce destinée à des enfants à partir de 6 ans, une catégorie d’âge fort mystérieuse pour moi à l’époque. D’où le besoin de les intégrer à la conception du texte et la manière d’aborder les thématiques. A partir du personnage d’Ismaël qui a 20 ans pour Nous dans le désordre, j’ai donc rêvé un projet permettant de collaborer deux jours par mois avec une classe de seconde – la première des trois années de lycée, ndr – et des adolescents âgés d’une quinzaine d’années.

 

La contribution d’une participante adolescente vous a alors marquée.

J’apprécie qu’il n’y ait pas de filtre chez les ados entre ce qu’ils sont et ce qu’ils jouent. Ainsi lors d’un laboratoire réalisé avec des adolescentes notamment, le corps allongé d’Ismaël représentait clairement le chaos pour l’une des participantes jouant la sœur du protagoniste à terre et mutique. Entre désarroi et crainte, jamais elle ne cessait de parler, tant il y avait sans doute une peur du silence. La jeune fille comblait ainsi toutes les brèches, arrivant avec eau, nourriture, crème solaire, couverture…

 

Mais encore…

S’affirmait donc avec la proposition de cette participante une volonté de parer à toutes les catastrophes. C’était poignant. Mais en refusant le chaos, elle participait possiblement à l’alimenter. Ceci en dressant un autel mortuaire autour de son frère fictif. Ce qui est d’autant plus troublant c’est que cette proposition eut lieu peu après les attentats qui endeuillèrent Paris et la France. C’est une idée que j’ai prise à cette ado et donnée aux acteurs. Avec la scénographe Alice Duchange, nous avons alors travailler à partir d’un artiste conceptuel norvégien, Rune Guneriussen, installant de manière éphémère des troupeaux d’objets souvent lumineux en pleine nature et forêts.

 

 

Quel est l’esprit de l’intrigue?

Deux extraits de la pièce peuvent en rendre, pour partie, l’atmosphère et le questionnement. En témoigne Anna, la mère d’Ismaël, 45 ans: «On ne peut pas en vouloir au trou noir d’être un trou noir, pas plus qu’on ne peut accuser le gouffre d’être un gouffre. Ismaël mon enfant solaire et généreux est aujourd’hui un trou noir, un gouffre et il ne pouvait pas faire autrement.» Puis Maya, la sœur d’Ismaël, 12 ans: «Comment on sait quand une histoire a fini de nous transformer?»

 

L’histoire interrompt son cours sur une fin très ouverte. Est-ce qu’Ismaël se relève?…

... Meurt-il? Est-il hospitalisé? Mystère. A dessein, l’épilogue demeure ainsi en points de suspension. La pièce dévoile une famille où les récits, paroles et affaires des enfants sont pris au sérieux. Elle s’ouvre sur la préparation d’une compétition de Gymnastique Rythmique et Sportive (GRS) pour laquelle concourt Maya dans quelques jours. La répétition générale se tient dans le salon familial sous la houlette de son père, Pierre. Je souhaitais une famille unie où, dès la première scène, on ait envie d’en faire partie. Et j’espère qu’une fois tous sortis de nos confinements respectifs, qui nous réapprennent à faire les choses au jour le jour, nous pourrons continuer à jouer ce spectacle.

Propos recueillis par Bertrand Tappolet

 

Prévues du 24 au 26 avril dernier, les représentations de Nous dans le désordre, de Estelle Savasta ont été annulées.
Mais le Théâtre Am Stram Gram continue de tisser des liens avec le public pendant la pandémie avec L’Assemblée Invisible.


 

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