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Enquête sur soi avec Annie Ernaux

Publié le 06.11.2023

INTERVIEW. Annie Ernaux explore un moment particulier de sa vie dans Mémoire de fille. C’est l’été 1958 marqué par ses premières expériences en dehors de la férule maternelle, les premiers émois amoureux, et les premières humiliations.

Dans ce récit adapté avec la comédienne Caroline Gasser et monté par José Lillo, à voir au Théâtre Les Amis (Carouge) du 14 au 26 novembre, le Prix Nobel de littérature 2022 raconte ce qu'elle n'a jamais osé révéler auparavant. Elle créée ainsi le "texte manquant" qui brise le silence de la honte. Avec une véracité parfois âpre, l’écrivaine interroge surtout les conséquences de cet été où, jeune monitrice d’une colonie, elle rencontre H qui ressemble à Marlon Brando.

Ne sachant que faire avec les garçons et tout au bouillonnement de ses désirs, l’adolescente se laisse subjuguer par un homme médiocre. Ce moniteur-chef la réduit à un objet de son plaisir avant de la rejeter. Entreprise par d’autres collègues, elle préserve sa virginité tout en étant qualifiée de putain sur les bords, «l’expression en usage intensif cet été 58», précise non sans ironie l’auteure. Sans parler de viol, consentement, emprise ou soumission volontaire, Annie Ernaux atteste de la puissance de l'écriture pour briser le silence de la honte: «Disproportion inouïe entre l’influence sur ma vie de deux nuits avec cet homme et le néant de ma présence dans la sienne. Je ne l’envie pas, c’est moi qui écris.»

Comme l’auteure française le confie, son œuvre est «quelque chose entre la littérature, la sociologie et l’histoire» (L’Ecriture au couteau). Son récit, à travers une écriture cinématographique, se nourrit d'images, souvenirs, photos, citations et lettres pour évoquer la mémoire d'Annie Ernaux. Il transcende l'intime pour aborder des questions collectives, exposant la domination masculine rémanente. Mémoire de fille décrit de manière saisissante comment un événement, qui n’est pas un dépucelage pour l’écrivaine, peut travailler et dévaster le corps et l'esprit d'une jeune fille, tout en permettant un chemin vers l'émancipation et la renaissance. Entretien avec un amoureux de textes, José Lillo.


L’auteure convoque le "elle" pour la jeune fille de 1958 alors que le "je" désigne la femme de 75 ans qu'elle est à l’écriture.

José Lillo: Il s’agit de deux versions d’une même personne, dont Annie Duchesne à dix-huit ans qui n’est pas encore l’écrivaine Annie Ernaux de 2014. Cette approche permet un récit selon plusieurs perspectives et angles de vues au plan temporel et mémoriel. L’auteure doute d’elle-même de ce elle de 1958 qu’elle a ressuscité, un être avec lequel elle peut se montrer tour à tour interrogative, compréhensive et tranchante. «Cette fille n’est pas moi mais elle est réelle en moi. Une sorte de présence réelle», écrit-elle. Elle parle aussi d’une «ombre fantomatique au sein de soi, quelque chose d’étranger et d’intime à la fois.»

Il s’agit pour l’écrivaine d’un exercice de déconstruction mais aussi d’un sincère aveu d’échec partiel à refigurer celle que sa mémoire tente de retrouver tout en doutant de sa manifestation même. Ainsi elle écrit: «Au fur et à mesure que j’avance, la sorte de simplicité antérieure du récit déposé dans ma mémoire disparaît. Allez jusqu’au bout de 1958, c’est accepter la pulvérisation des interprétations accumulées au cours des années. Ne rien lisser. Je ne construis pas un personnage de fiction. Je déconstruis la fille que j’ai été.»



Pouvez-vous nous parler ce qui rend Annie Ernaux si unique?

Elle est reconnue pour son approche littéraire novatrice. Son travail est imprégné d'une démarche sociologique, proche du sociologue français Pierre Bourdieu, qui vise à retrouver la mémoire collective dans une mémoire individuelle. L’écrivaine ne se considère pas comme un être singulier, mais plutôt comme une somme d'expériences nourries de références collectives. Ce qui distingue son œuvre, c'est son exploration des mécanismes sociaux qui influencent nos vies et sa capacité à relier l'intime au social.

Mémoire de fille est un ouvrage clé dans l’œuvre d'Annie Ernaux dont l’adaptation pour la scène débute par une chanson.

Au plateau, la pièce tirée de ce récit poignant qui explore les complexités de l'entrée en sexualité et les premières expériences amoureuses d'Annie Ernaux s’ouvre avec une chanson de Dalida cité par l’auteure. On y entend: «C'est l'histoire d'un amour/Qui apporte chaque jour tout le bien, tout le mal/Avec l'heure où l'on s'enlace/Celle où l'on se dit adieu/Avec les soirées d'angoisse/Et les matins merveilleux» (Mon histoire, c’est l’histoire d’un amour).

Il fallait ouvrir sur le souvenir des surprises parties quotidiennes à la colonie de vacances pour enfants. Il n’y a pas que l’oppression sociale, la conformité aux modèles dominants et contraignants dans les rapports femmes-hommes et la sexualité, la honte et le sang menstruel. Elle y découvre comme monitrice, son premier travail rémunéré, la fête, la danse, l’alcool, la musique pop, une forme de sensualité, d’éveil des sens et d’émancipation. Elle est humiliée mais veut toujours faire partie du groupe. Et ce n’est pas si paradoxal que cela tant nombre d’ados partagent encore la même ambivalence. Ce récit à strates multiples est parfois drôle aussi.






Mais encore?

Nous sommes dix ans avant Mai 1968 dans une société petite-bourgeoise corsetée à haute densité morale. Parmi ses collègues moniteurs.trices, elle est la seule à être issue d’un milieu modeste profondément catholique sans avoir aucune connaissance du monde laïc. Elle est fille d'ouvriers normands devenus petits commerçants propriétaires d'une épicerie-café à Yvetot.

Annie Ernaux a souvent été dépeinte comme une transfuge de classe cherchant à rendre compte de la culture du monde dominé dont elle est issue. Cela marque aussi Mémoire de fille. Le livre décrit le voyage d'Ernaux dans la vie adulte face au récit d’une première rencontre participant d’un sentiment amoureux fantasmé avec un moniteur-chef de quatre ans plus âgé qu’elle. Cette expérience troublante et déceptive laisse une empreinte indélébile sur la narratrice. Le roman fait quelque 150 pages dont notamment la partie en Angleterre a été retranchée.

Qu'est-ce qui rend cette histoire si mémorable?

Ce qui rend Mémoire de fille si spécial, c'est l'authenticité avec laquelle Annie Ernaux partage son expérience personnelle, sans masquer les moments difficiles et les émotions contradictoires. Elle décrit une rencontre sexuelle rapide et brutale, suivie de l'humiliation publique causée par les rumeurs et la cruauté des autres adolescents.

Le récit évoque le choc initial, le mélange de honte, de fierté et de remords, et l'évolution de la jeune fille en une femme plus sereine. L’auteure parvient à exprimer cette expérience personnelle de manière à ce qu'elle résonne universellement.





Et les défis pour cette adaptation?

L'adaptation de Mémoire de fille pour la scène n'a pas été une tâche aisée, car il a fallu séparer les éléments littéraires de ceux qui relèvent de l'oralité. La littérature et la scène ne suivent pas la même temporalité, et il a fallu conserver la dimension orale tout en laissant de côté des aspects moins pertinents pour la scène.

L'adaptation s'est faite en concertation avec la comédienne Caroline Gasser qui passe ce texte. Ensemble, nous avons réussi à condenser le cœur de l'œuvre tout en maintenant son intégrité.

Cette création a-t-elle été bien accueillie par les enseignants.es et les adolescents.es?

«Annie Ernaux devrait figurer dans le cursus des lectures obligatoires de tous les collèges français», assure l’écrivaine franco-canadienne Nancy Huston*. Nous avons donc donné une cinquantaine de représentations en milieu scolaire. Sous une forme épurée et raccourcie, sans éclairages ni costume, la pièce est jouée pour un public adolescent en classe par Caroline Gasser.

Les représentations sont suivies d’une discussion-médiation autour de plusieurs thèmes: littérature, genre, consentement, domination masculine, patriarcat, liberté sexuelle. Pour le public adolescent, ce texte reste parfaitement en prise avec leur vécu et leur ressenti d’aujourd’hui. Il favorise un élément émancipateur de la parole et de la pensée.

Comment décririez-vous le pouvoir du théâtre dans l'expression artistique?

Le théâtre a le pouvoir unique d'exprimer le langage de manière vivante, en faisant appel au corps, à la voix et à la présence des acteurs.trices. Il peut transcender les mots écrits et donner vie à des émotions et à des sensations signifiantes.

Le langage théâtral ne se conforme pas aux logiques de texte, et il est bien plus qu'une simple série d'informations. C'est une expérience artistique profonde qui permet aux interprètes de devenir les passeurs.seuses de sensations. Le théâtre, c'est la poésie incarnée.

Propos recueillis par Bertrand Tappolet


Mémoire de Fille

Du 14 au 26 novembre aux Amis musiquethéâtre, Carouge
Annie Ernaux, texte - Jose Lilo, mise en scène
Avec Caroline Gasser

Informations et réservations:
https://lesamismusiquetheatre.ch/annieernaux/


*Propos repris par Nancy Huston notamment dans La Grande Libraire, 24.04.2016