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Au milieu de nulle part, tout imaginer

Publié le 13.03.2024

À savourer jusqu’au 24 mars au Théâtre Am Stram Gram (Genève), C'est beau et c'est pas grave, cosigné Marjolaine Minot et Günther Baldauf est une création pour les dès 8 ans qui s'aventure au cœur de l'absurde et du questionnement existentiel.

À travers le périple de deux vagabondes, Murphy et Quichotte, errant dans un espace désertique et lunaire indéfini, symbolisant à la fois le nulle part et l'universel, cette pièce explore les thèmes de la vérité, de la perception et de l'imagination.

Leur rencontre fortuite avec une chaise bleue, sert d’embrayeur à une réflexion poétique et naïve, curieuse et profonde sur ce qui constitue notre réalité. Le spectacle se lève doucement contre l'obsession humaine de catégoriser et d'expliquer, plongeant le spectateur et la spectatrice dans une méditation sur la beauté de l'inexpliqué. Et l'acceptation de l'incertitude comme une part essentielle de l'existence.

Posant deux exploratrices qui ne peuvent se quitter et se résoudre à la plus haute des solitudes, ce conte philosophique sait tirer le meilleur d’En attendant Godot. Les deux personnages féminins de la pièce ne semblant n’exister, l’une pour l’autre, que pour se donner la réplique. Comme chez Beckett. La collaboration avec les frères Guillaume, réputés pour leur maîtrise de l'animation vidéo, permet d'enrichir la scénographie d'une dimension surréaliste, où la lisière entre réalité et fiction surréaliste se trouble.

En utilisant le théâtre physique, la magie, et le cinéma, C'est beau et c'est pas grave s'engage dans une quête audacieuse pour redéfinir notre perception de la réalité, invitant à une exploration ludique de l'infinité des possibles. C’est tendre et magique, comme une glissade colorée le long d’une pente.

Voici une belle manière de renouer avec l’Enfantin, ce temps des questions ouvertes sur la vie et ses possibles. Rencontre avec Marjolaine Minot et Günther Baldauf.



Comment est née l’écriture de cette pièce?

Günther Baldauf: Nous avons eu d’abord une forte envie d’aborder le thème moins de la vérité que celui de la réalité, qui nous a intrigué. D’où le désir de développer un travail dramaturgique autour de l’ambivalence propre à la vie.

La tendance lourde que l’on repère dans nos sociétés? La volonté de trouver des réponses immédiates à tout par des chemins souvent simplistes. Et suscitant des décisions contraignantes qui ferment les horizons.

À l’inverse, nous voulions ouvrir, dans une veine surréaliste et poétiqu,e les perceptions, les possibles et les réflexions à travers ce spectacle. Ceci par l’exploration de l’incertitude. Le tandem beckettien formé par les deux errants Vladimir et Estragon d’En attendant Godot nous est tout de suite venu à l’esprit. C’est beau et c’est pas grave contient aussi toute cette aspiration, souvent vaine, de comprendre ce que l’on ne peut saisir.



Beckett met dans la bouche de l’un de ses personnages: «On ne se débrouille pas trop mal, hein, Didi, tous les deux ensemble?...On trouve toujours quelque chose, hein, Didi, pour nous donner l'impression d'exister?»

Marjolaine Minot: D’En attendant Godot, nous avons gardé l’esprit absurde d’une attente infinie d’un tandem d’errants espérant vaguement sans vraiment savoir ce qu’ils attendent. Pour notre histoire, il y a aussi cette interdépendance entre Quichotte et Murphy, du fait que ces femmes sont seules.

À l’image de Vladimir et Estragon chez Beckett, elles ne peuvent vivre l’une sans l’autre tout en ne supportant plus parfois d’être ensemble, tant elles aimeraient autre chose. Ce qui perdure et existe réellement in fine pour ces deux femmes, c’est le lien qu’elles développent entre elles et qui fait qu’elles existent.

Il y a aussi un récit illustré pour enfants...

Günther Baldauf: À la lecture de La Chaise bleue de Claude Boujon, nous avons été fascinés par ses deux personnages animaux, Escarbille et Chaboudo, se promenant dans le désert.

Soudain, les deux compères tombent sur une chaise bleue, qui peut être tellement de choses. Dans leur dialogue, un personnage aime toujours à préciser exactement d’un mot ce qui est dit.





Pouvez-vous évoquer les silhouettes des deux héroïnes?

Marjolaine Minot: Nous voulions avec la costumière Cinzia Fossati, des habits d’aventurières aviatrices, clin d’œil au Saint-Exupéry du Petit Prince. En rose passé et vert brun dégradé pâle, Murphy et Quichotte ont dû marcher longtemps, se perdre, avant d’arriver au cœur de ce désert en forme de planète inclinée.

D’où des figures stylisées, dessinées proches de l’univers du cartoon. Et le choix du clownesque et du décalé loin du quotidien. Elles sont peut-être jumelles, voire androgynes avec ce désir de mêler les genres, le féminin et masculin.

Plus qu’une confusion dans le genre, nous aimons ce côté entre-deux.

Günther Baldauf: Contrairement à Vladimir et Estragon ne faisant qu’attendre, Murphy et Quichotte sont parties. Elles se sont prises en main avec un côté révolutionnaire. Le réel, elles le vivent et l’appréhendent chacune à sa manière. Il y a autant de vérités que de corps observant et analysant le réel.

Quels sont les rapports entre ces deux protagonistes?

Marjolaine Minot: Ces personnages sont nés d’inspirations multiples. Leur comique est notamment basé sur la répétition, Quichotte interrogeant Murphy met en doute son statut de pseudo-savante comme pourrait le faire un enfant avec une personne adulte. Ces personnages se questionnent, s’étonnent.

Quichotte est plutôt écrite dans le texte comme une figure comique, vive, intuitive et sans grande réflexion apparente. Murphy incarne, elle, une sorte de scientifique qui pense et veut tout savoir. Mais au final, Murphy ne sait rien comme elle le reconnaît.

Sauf que le rien, dont elle s’intronise la Souveraine, c’est déjà quelque chose.





Que symbolise la chaise?

Marjolaine Minot: Elle est une représentation de la réalité et une certaine forme de vérité socialement dictée, imposée. Personne ne peut mettre en doute l’objet chaise qui fait consensus. Le remettre en question, c’est précisément interroger ce qu’est la vérité, la réalité cognitive.

C’est le redéfinir selon un autre angle et s’en amuser. On peut changer la réalité d’une chose, d’une situation, selon le point de vue que l’on adopte sur elle, la manière de la regarder. La réalité est éminemment subjective.

La chaise a donné lieu à tout un travail graphique et plastique...

Günther Baldauf: En compagnie des frères Guillaume, nous nous sommes interrogés sur les réalités que peut revêtir une chaise. Ainsi par tout un jeu d’ombres et de lumières, un jeu sur les tailles et les échelles.

Leur réalisation picturale de projections vidéo se fond littéralement avec la scénographie par tout un travail sur le trompe-l’œil qui brouille les frontières entre réel et imaginaire. Au fond, ce spectacle met en valeur la confiance que l’on peut développer dans l’intuition.

Et le titre?

Günther Baldauf: Au quotidien, nous avons souvent du mal à voir la beauté qui nous entoure, de la peine à être réellement avec les autres, d’avoir un moment de respiration. Nous pensons continûment réchauffement climatique, pollution, crises et guerres.

D’où la phrase, «C’est beau et c’est pas grave». Si l’on parvient à se mettre dans cette disposition d’esprit, peut-être trouverons-nous d’autres solutions à nos problèmes. Avoir davantage confiance en l’intuition amènera à un monde meilleur. Je le pense. Sincèrement.

Propos recueillis par Bertrand Tappolet


C'est beau et c'est pas grave
Du 8 au 24 mars au Théâtre Am Stram Gram, Genève
Dès 8 ans

Marjolaine Minot et Günther Baldauf, mise en scène et écriture
Avec Marjolaine Minot et Céline Rey
Sam et Fred Guillaume, scénographie, images et animations

Cie Marjolaine Minot


Informations, réservations:
https://www.amstramgram.ch/fr/programme/cest-beau-et-cest-pas-grave

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