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"Water Will", l'énigmatique dystopie de Ligia Lewis au Grütli

Publié le 07.11.2018

 

Avec Water Will, la chorégraphe et danseuse Ligia Lewis complète, après Swag Sorrow et Minor Matter, une ébouriffante trilogie. L’auteure précise qu’il n’est nul besoin d’avoir assisté aux autres pièces pour apprécier le tout, ni même d’ailleurs de savoir qu’il s’agit d’une trilogie. Les initiés retrouveront néanmoins une méthode, une démarche qui aime à brouiller les pistes, ou plutôt à les multiplier et à les confronter.

Née en République dominicaine et élevée aux États-Unis, Ligia Lewis nourrit sa réflexion et son goût de la collision à des sources inattendues. Dans son discours, un philosophe du XVIIIe croise un producteur de techno de Détroit, un expérimentateur du roman ou le Boléro de Ravel. Moins qu’un grand mixer, il faut évoquer un esprit et une imagination en quête de confrontations et de nouvelles idées. Toujours dans le but de nourrir une recherche sur le regard porté sur le corps. Car on pourrait presque l’oublier au fil de l’interview, mais c’est bien à un spectacle de danse que convie Ligia Lewis, les 8 et 9 novembre au Grütli, Centre de production et de diffusion des Arts vivants.

 

Vous avez mentionné George Perec dans un entretien. Votre travail de chorégraphe est-il aussi fait de règles, chaque fois différentes, que vous vous fixez?

… J’avais été séduite par sa conception architecturale de la forme d’une page de texte, et du langage considéré comme une sorte de marque sur une page, dans le livre Espèces d’espaces. J’ai trouvé cela très imaginatif et ludique. Cela correspond aussi à ma manière d’approcher la scène. Il y avait là quelque chose de non linéaire, de non séquentiel qui me plaisait. Cela m’a influencé dans mon précédent spectacle Minor Matter. Je me suis intéressée à faire se déplacer les corps dans la périphérie, à jouer avec la véritable architecture du théâtre, à prendre en compte et utiliser les «vrais murs». Selon la même logique, nous utilisions le sol dans la deuxième partie du spectacle – créant en quelque sorte des marques sur le sol, plutôt latéralement que verticalement.

 

Une manière aussi de revenir au monde en deux dimensions de la page?

Non, je me disais plutôt qu’il y avait quelque chose à gagner dans une autre relation à l’espace. Par opposition à l’approche traditionnelle qui consiste à faire évoluer des corps au centre de la scène, là où tout est clair et visible, nous jouions avec la périphérie ou en étant plus près du sol!

 

Quand vous amenez une telle proposition, comment appréhendez-vous la compréhension du public, du temps qui lui faut pour comprendre et pour rentrer dans le jeu?

Ce n’est pas immédiat, mais cela se faufile dans les esprits. Et assez vite, le public est assez à l’aise avec cela. Mais je privilégie toujours une sorte de remise en cause de tout ce qui pourrait sembler un peu stable. Par exemple avec les sons et les éclairages, avec la musique et les images. Une image ou une musique connue est comme une fiction, lisible. Au moment où elle le devient, je glisse vers autre chose.

 

Dans vos deux précédents spectacles, vous avez eu recours à ce type de références culturelles. Des images et des textes dans Sorrow Swag, de la musique classique avec Minor Matter. Comment organisez-vous ces références?

J’écoute, je collecte des éléments de lecture, des idées. Et parfois cela me fait réagir. Pour Minor Matter, je ne pensais pas utiliser autant de références à la musique classique, mais à un moment il est devenu clair pour moi, qu’à travers la dramaturgie, les sons, les musiques pouvaient nous transporter dans le temps. C’est une manière très intéressante de jouer avec le rapport au temps historique – une certaine pièce baroque ancien me ramène à la Renaissance, le Boléro de Ravel va me transporter ailleurs immédiatement. J’ai travaillé avec ce matériel sonore très varié, pour changer constamment d’atmosphères.

 

 

Vous vouliez jouer avec nos perceptions de ces musiques?

Moins qu’avec la relation au corps! Mon travail, mon processus de réalisation focalise sur le regard que nous portons sur le corps. Comment s’est-il construit, historiquement? Comment déchiffrons-nous, comment appréhendons-nous un corps? J’utilise des images, des musiques pour m’en approcher. Cette réflexion, mon processus de matérialisation est au cœur de la trilogie formée de Swag Sorrow, Minor Matter et Water Will. Le projet de cette trilogie pose aussi pour moi les questions de la race, du genre et de l’identité. Elles déterminent beaucoup comment le corps est perçu. J’essaie de trouver une manière d’aborder cela mais toujours de manière abstraite.

 

Comment décririez-vous votre «processus de matérialisation»?

C’est la traduction de mes pensées que je transforme en sons, en lumières et en images. Au fil de la composition et des répétitions, j’arrive à un résultat. La pensée n’est jamais traduite d’une manière très transparente, j’ajoute toujours des couches, je construis. Et ce n’est qu’à la fin que je découvre le résultat.

 

Quels sont les éléments à la base du spectacle Water Will que vous présentez à Genève?

Les points de départs sont un extrait de la Recherche philosophique sur l'origine de nos idées du sublime et du beau, d’Edmund Burke, et L’île des morts de Serguei Rachmaninov. Je pensais aussi à l’eau, à la féminité. J’ai voulu créer une dystopie, un monde fantastique qui ne serait pas isolé de notre monde et de son histoire, mais qui serait comme un continuum historique du fait que nous continuons d’affronter toujours les mêmes problèmes. Je suis intéressée à mélanger des matériaux très disparates et de les confronter. Cela devient épais et étrange. Avec Water Will, je sculpte un monde fantastique à la fois curieux, ludique et triste, tout s’y passe dans une atmosphère de fin du monde.

 

Beaucoup de créateurs s’interrogent sur la situation d’un monde décrit chaque jour comme étant au bord de l’autodestruction…

Tout à fait. La trilogie dans son ensemble est d’ailleurs plutôt sombre, pessimiste (rire cristallin). Et s'il y a de humour, il est noir. Dans cette pièce en particulier, je joue beaucoup avec les distorsions et les dissonances, qu’il s’agisse de la position des corps, des sons ou des lumières.

 

Propos recueillis par Vincent Borcard

 

Water Will de Ligia Lewis est à découvrir les 8 et 9 novembre 2019 au Grütli, Centre de production et de diffusion des Arts vivants à Genève.

Renseignements et réservations au +41.22.888.44.88 ou sur le site www.grutli.ch

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