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Un Malade non imaginaire mais visionnaire

Publié le 22.11.2022

Le Malade imaginaire revient, du 22 novembre au 18 décembre, au Théâtre de Carouge. Plusieurs raisons amènent Jean Liermier à recréer aujourd'hui ce spectacle présenté  il y a déjà huit ans.  À commencer par la pandémie qui nous a amené a affronter un mal mystérieux et à découvrir la médecine sous un autre jour. Argan, plus angoissé que grincheux,  sera suivi par les spectateurs avec un autre regard.
Le scandale qui éclate au sein de la famille d'Argan résonne différemment après que les amitiés et les familles ont été partagées, déchirées sur la question du vaccin. Molière ne l'avait pas prédit, mais du moins documenté. Et pour ne rien gâcher, le plaisir du théâtre est intact, et le metteur en scène décline avec passion les multiples raisons de continuer d'écouter, de penser et de rire avec Molière. Mais commençons par le début:


Votre Malade imaginaire n’est pas un malade imaginaire...

Jean Liermier: Je ne voulais pas faire un spectacle sur quelqu’un qui serait juste caractériel. En tâtonnant autour de cette maladie d’Argan, j’en étais arrivé à ce qu’il était malade de son imaginaire. Il est angoissé, il a des crises de panique. Et on ne comprenait pas cela au XVIIe, ce qui implique que tout le système de protection qui s’est bâti autour de lui est - pour faire simple - le fait d’opportunistes qui vont l’utiliser dans leur intérêt - je ne fais pas de généralité sur les médecins, je ne m’intéresse qu’à ceux du texte de Molière.


Lors de la création il y a huit ans, la question de rendre compte de la souffrance d’Argan était très importante. Notamment autour du décor qui doit participer à nous faire vivre la détresse - souffrance réelle du personnage - et qui le pousse à agir comme il agit. Et c’est pour cela que nous avons matérialisé les cauchemars qui tourmentent Argan - son inconscient lui imposant la figure de la mort.



Huit ans sont passés depuis cette création. Qu’est-ce qui a changé?

La pandémie que nous avons tous traversé a re-révélé certaines fragilités dans notre rapport à la médecine. Nous avons fait face à l’incertitude et l’inconnu. Nous avons été témoins de combats au sein de la Faculté. Et nous avons vécu ce que cela peut produire jusqu’au sein des familles: des conflits parfois extrêmement violents, notamment sur la question de la vaccination.

Bien après le siècle de Molière, face à l’inconnu, l’idée de la finitude nous est revenue en pleine face. Il y avait des contradictions parmi les médecins, ceux prônant certains remèdes, et d’autres qu’il fallait laisser faire. Et c’est précisément la discussion que nous retrouvons dans la pièce entre Argan et son frère Béralde qui vient lui dire qu’en cas de maladie, il faut laisser faire la nature.


Cela vous amène-t-il à faire évoluer le spectacle?

Si je reprends tel quel le spectacle que nous avons monté il y a huit ans, déjà l’oreille, l’écoute du public a changé. Nous nous sommes posés des questions sur les accessoires. Par moments, des personnages se désinfectent les mains. Il aurait été possible de mettre ces petites bouteilles que nous voyons partout dans les commerces et les centres de soins. Mais cela devenait un peu gag. Je préfère rester au dispositif de l’époque, sachant que le public le recevra différemment après la pandémie.

Même chose avec les costumes - l’apothicaire qui vient administrer un traitement à Argan est harnaché de tout un attirail. Ce que l’on voyait il y a huit ans comme outrancier, un peu ridicule, prend complètement une autre valeur. Cet événement que le monde a traversé et traverse encore conditionne le regard sur l’œuvre, et c’est pour cela qu’elle reste vivante.

Bon mais alors qu’est-ce qui a changé?

Un aspect qui m’est apparu avec plus de force cette fois-ci est l’explosion de la cellule familiale. Quel est l’impact la pandémie? Nous avons tous vécu ou entendu des proches nous parler de fêtes de Noël dans lesquelles le fait d’ouvrir une fenêtre a pu dégénérer. Le vaccin? Lequel, pour quoi faire? La jeunesse condamnée au confinement… Tout le monde avait un point de vue.

Cette expérience permet de voir différemment comment la mal d’Argan agit sur sa famille. Sa fille Angélique a vécu ses premiers émois six jours avant l’action de la pièce, car, pour la première fois, elle a pu quitter la maison - écho du confinement - pour aller au théâtre où elle a rencontré un jeune homme. Follement amoureuse, elle va devoir choisir entre cet amour et son devoir de fille. Le père veut qu’elle lui obéisse, épouse un médecin, qui lui permettra d’avoir plus vite (et gratuitement) des ordonnances.





Une jeune et innocente jeune femme de Molière, soudain coupée en deux.

Exactement. La liberté de la jeune femme n’existe plus, ce qui va mettre en colère la servante Toinette. Et cela va créer l’équivalent de ce qui se déroule dans le film Festen de Lars Von Trier. Tout le monde est réuni, prétendant, belle-mère, père,.. et Angélique dit non, provoquant une sacrée pagaille. Elle revendique sa liberté de choix, en tant que Femme. Nous sommes au XVIIème… 


Molière en fait un moment plaisant, plein d’humour.


N’en demeure pas moins que nous vivons la violence de l’affirmation d’un patriarcat. Ensuite l’importance du moment est portée par les interprètes, qui nous procurent le plaisir que nous pouvons avoir de partager la résistance d’Angélique et ses dégâts collatéraux.

Pour le metteur en scène, il n’est pas question d’insister ou d’appuyer, mais de bien le raconter ce moment au cours duquel, dans une famille, des vérités sont exprimées pour la première fois, et qui plus est en public, ce qui provoque un scandale absolu.

Un mot sur ce travail de metteur en scène.

J’ai souvenir de la séquence de travail avec Angélique quand elle s’oppose à son père, sur la dualité qui est en elle, à la fois d’aimer son père, de s’opposer à lui. Ce n’est pas une chose évidente, si on veut étoffer sa revendication. Et je me suis rappelé qu’elle a perdu sa mère lorsque celle-ci donnait naissance à sa jeune soeur. La pièce ne montre pas le moment où Argan et Angélique vont voir la mère et trouvent le bébé dans un couffin et un drap sur le corps de la mère. Mais j’imagine que cela a été un moment très fort de leur relation. Comment Argan avait-t-il consolé sa fille?

Donc au moment où elle dit non, elle ne le dit pas à une personne lambda, mais à la personne avec laquelle elle a traversé l’événement sans doute le plus douloureux de sa vie.



Ce n’est pas un théâtre du quotidien. Nous traversons des situations extraordinaires qui me poussent, metteur en scène, à amener les acteurs dans un état de tension par rapport à des situations où rien ne se passe comme prévu. Il s’agit donc de bien repérer les «accidents» et de les raconter au plus près du texte. Et on redécouvre que les mots de Molière - et je n’en change pas un seul - apparaissent comme si le texte venait d’être écrit.

Même si nous avons déjà vu dix fois la pièce, nous sommes pris par le suspens - la grâce des artistes rend cela possible, j’y crois fondamentalement





En retravaillant ce classique, qu’est-ce qui vous a le plus surpris?

Molière écrit cette pièce a un moment très particulier la vie. Il est malade et il meurt à l’issue de la quatrième représentation. Il fait pour ce spectacle quelque chose qu’il ne fait pas ailleurs - peut-être dans la Critique de l’école des femmes. Dans la confrontation entre Argan et son frère Béralde, ce dernier conseille à son frère d’aller voir une pièce de Molière. Argan, joué par Molière lui-même, se fâche - «C’est un très grand impertinent qui se moque des médecins», et souhaite que si Molière venait à tomber malade, que ceux-ci refuse de le soigner. Ce à quoi Béralde rétorque que Molière refuserait de toute façon d’accepter leurs soins.

Il faut alors imaginer Molière disant cela il y a 4 siècles, camouflant sur scène des quintes de toux en rires, jusqu’à subir une hémorragie interne. Il réussit à aller au bout de la représentation avant de mourir. Et le public est sans doute mort de rire de voir Molière se jouant de lui et s’en moquant.

On touche à quelque chose de l’oeuvre, de la profondeur indicible de ce qu’elle convoque.


L’autre chose dans cette pièce est de l’ordre testamentaire: à chaque fois que les personnages sont dans une impasse, pour s’en sortir, ils vont passer par la fiction, par le théâtre. L’amoureux d’Angélique, Cléante, ne peut pas rentrer dans la maison. Il se déguise en maître de musique et va improviser un opéra pour se déclarer, et demander si ses sentiments sont partagés.

Puis la servante Toinette contrefait le médecin pour semer la pagaille dans l’esprit d’Argan, elle passe par le théâtre, Et enfin Argan va contrefaire le mort – non sans une certaine appréhension. Et la situation va révéler la vérité sur les sentiments que lui portent son épouse et Angélique. Imaginez un père qui fait croire à sa fille qu’il est vraiment mort. La situation est réaliste, la jeune fille fond en larmes, se dit en partie responsable, jure d’aller au couvent.

Le théâtre est sulfureux, cruel. Mais on en passe par ça pour révéler la vérité. Et le théâtre permet à Angélique d’aller vers son amour. C’est là fondamentalement que Molière est vivant.

Est-il d’autre motifs de reprendre ce spectacle aujourd’hui?

Nous avons évoqué la pandémie. Il y aurait aussi l’écologie: nous avons un répertoire et la possibilité de reprendre des spectacles, avec les décors, les costumes déjà réalisés, participe à minimiser notre empreinte carbone. Autre motif, et non des moindres: le décor est le dernier créé par Jean-Marc Stehlé. Ce qui m’amène à une analogie avec Molière. Quand j’avais proposé à Jean-Marc de faire ce spectacle-là, très peu de temps après, il faisait une rechute de son cancer. J’étais emprunté: un projet autant marqué par la maladie et la mort n’était sans doute pas une bonne idée. Et lui, avec un grand sourire m’avait répondu, «Ne t’inquiète pas, ça m’amuse beaucoup!» C’était vertigineux.



Donc, ce texte du XVIIe siècle…

Pour moi ce n’est ni une question des anciens et des modernes, ni de théâtre contemporain ou classique, c’est une question de nécessité de donner à entendre cette langue, une oeuvre, qui prime sur la forme. Il ne faut pas se tromper de débat. Pour moi qui revendique qu’il y a des institutions qui s’inscrivent dans l’histoire, il ne faut pas tout déboulonner.

Ces textes de Molière, de Marivaux ou de Musset tel que je le conçois consiste à faire en sorte que les gens d’une part arrivent encore à les comprendre, et à mettre notre époque en perspective, pour mieux appréhender demain.



C’est un énorme travail sur la langue qui a un sens politique. Je crois que nous avons tous le désir d’inventer un monde meilleur, de le rêver. Mais pour cela il faut le penser, et jusqu’à preuve du contraire, la pensée s’articule avec des mots. Si on est conditionné à écrire des messages de 80 signes et à avoir un vocabulaire de 500 mots, on aura une pensée de 500 mots. Si on enrichit le vocabulaire, si on cultive l’amour de la langue, alors on cultive la pensée et sa précision. Et là on se donne plus de chance d’avoir véritablement un monde meilleur.

C’est fondamental quand on vit dans un monde dans lequel on nous a estampillé encore récemment, de bien non essentiel.
 Je l’ai vu à l’issue de Cyrano, lorsque des adolescents sont sortis de la représentation en parlant en alexandrins, avec des mots qu’ils ne connaissaient pas avant. J’y crois parce que le théâtre a cette puissance-là, celle de rendre ludique des choses qui peuvent paraître pesante à l’école. Notre travail est de rendre tout cela accessible, immédiatement.



Propos recueillis par Vincent Borcard


Le Malade Imaginaire, de Molière
Du 22 novembre au 18 décembre au Théâtre de Carouge

Jean Liermier, mise en scène
Jean-Marc Stehlé et Catherine Rankl, scénographie et costumes
Catherine Rankl et Patricia Faget, costumes
Avec Madeleine Assas, David Casada, Jean-Pierre Gos, Sabrina Martin, Jacques Michel, Gilles Privat, Marie Ruchat, Raphaël Vachoux

Informations, réservations:
https://theatredecarouge.ch/spectacle/le-malade-imaginaire/