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Shaolin Dancers

Publié le 08.02.2023

Créée en 2008 pour des moines Shaolin et un interprète occidental, Sutra de Sidi Larbi Cherkaoui est à l’affiche du Bâtiment des Forces Motrices (BFM) pour la saison du Grand Théâtre de Genève, du 16 au 19 février. L’œuvre marque la rencontre du chorégraphe et danseur belgo-marocain avec les moines du Temple de Shaolin réputé pour sa tradition des arts martiaux. En Chine et au-delà.

À partir de centaines de séquences de routines à mains nues ou armées chères au kung-fu zen métissées de contemporain fluide et de hip-hop sinueux, l’artiste imagine Sutra. On se souvient alors que l’icône profilée par Hollywood, Bruce Lee, imagina en son temps un mix de kung-fu, kickboxing et arts martiaux philippins. Conçue par le plasticien Antony Gormley, la scénographie est intimement liée à la danse. Elle aligne dix-huit coffrages en bois. Ces éléments mobiles s’inscrivent dans une scénographie dynamique, agissante. On voit alors surgir tour à tour forêts, murs ou antiques cités.

Non sans humour, on y bâti, chute, apparaît et disparaît, structure et déstructure sans trêve l’espace et les appuis des interprètes. Le Polonais Szymon Brzóska est à la composition musicale alliant une partition d’avant-garde expressive et lyrique saupoudrée de sérialisme. L’ensemble pendule habilement de l’Orient à l’Occident. Sutra déploie in fine tout un jeu sur les échelles de représentations. Entre construction, écroulement et reconfiguration. Entretien avec Sidi Larbi Cherkaoui.



Quelle place occupe Sutra dans votre parcours artistique et de vie?

Avant ma venue au cœur de la Province du Henan située au centre de la Chine dans le site Shaolin, je me sentais incompris comme artiste en 2007. L’œuvre est née d’une période singulière, où la vie nous plonge dans toutes sortes de couleurs contrastées. C’est le sombre qui dominait alors.

Mon arrivée en ce lieu monastique marqua une rencontre avec quelque chose d’à la fois étrange et familier. Il y avait ici comme la réalisation d’un rêve d’enfance, celui de ne pas jongler avec les contradictions présentes sur sol européen. J’y découvre alors une autre vie alternative possible fondée sur des principes bouddhistes. Et un Temple baigné par le développement d’une intense physicalité présente à travers l’art du kung-fu.



Qu’est-ce qui vous a alors attiré dans cet art?

J’ai été séduit par la combinaison entre une recherche spirituelle et un ensemble d’histoires et récits contés et préservés de génération en génération. Ces histoires semblent éternelles, chaque nouvelle génération reprenant les mêmes thèmes et parcourant des gestes identiques parfois spiralés. Ce qui m’a aussi marqué? La rencontre avec le Maître Yen Da pratiquant la calligraphie et la musique et de jeunes moines présents sur place depuis deux à dix ans. De nombreux éléments me connectaient à cette communauté.

Il s’agit d’un Temple végétarien et sans alcool. Ce lieu est un espace propice à s’isoler collectivement. Est-ce un paradoxe d’être au sein d’une vie communautaire tout en pouvant se recueillir sur soi? L’espace était à la fois sublime et rudimentaire, d’une extrême simplicité et baigné d’un froid intense.

A l’instar du fil d’animation Kung Fu Panda sorti la même année que la création de Sutra, on constate que de nombreux mouvements du kung-fu sont inspirés par le règne animal.

Assurément. L’idée de trouver l’animal dans l’homme ou plutôt de retrouver les principaux fondamentaux de notre corps, habituellement faiblement utilisés, est ici essentielle. Dans notre culture, le corps est souvent délaissé, ne s’exprimant que fort peu. Ne sommes-nous pas essentiellement derrière un ordinateur, au téléphone ou devant une tv? En général, le corps humain est ainsi profondément sous-utilisé.

Si le principe du kung-fu peut répondre à une stratégie défensive, son art est aussi nécessaire pour se comprendre. Saisir, par exemple, comme fonctionnent les articulations. Dès lors, quoi de mieux que les animaux et leurs mouvements pour aller à la source de l’être humain. Historiquement, les animaux font d’ailleurs partie du biotope où s’est développé le kung-fu. C’était une manière d’appréhender et apprendre le mouvement à travers la nature.





Le lien à la nature est également très fort.

Oui. En ce sens, le corps humain apprend aussi de la plante, notamment la fleur de lotus pour méditer. Nous pouvons donc apprendre de chaque élément existant dans l’univers. Or pour avoir un corps sachant méditer, il faut disposer de muscles endurcis. Je demandais à ces moines pourquoi ils travaillaient autant la bataille, l’idée du combat. Ils me répondaient que c’était la meilleure manière d’avoir un corps fort et musclé de manière organique.

Cela permettait ensuite de tenir plusieurs heures de méditation. Sans que le corps ne tombe en miettes. Du coup, l’immobilité physique était-elle possible grâce à l’extrême mobilité développée à travers l’imitation ou la réincarnation des animaux.

Parlez-nous du personnage que vous avez créé en 2008. Il est depuis dansé par d’autres interprètes. On le découvre la fois manipulé et manipulant.

C’est plutôt le dialogue d’un individu étranger avec le collectif, qu’il soit d’un Temple Shaolin ou d’ailleurs. D’où l’idée de l’étranger venant avec une perspective d’ailleurs. Il est habité d’une curiosité doublée du désir de s’assimiler.

Mon personnage est donc pétri de contradictions. D’un côté, il est animé par le désir de comprendre un environnement parfois déroutant pour lui tout en préservant une forme de recul. De l’autre, il souhaite être littéralement emporté pour disparaître en ce Temple. Cela se révèle toutefois impossible vu qu’il est comme pétri d’une autre matière. Dans le mouvement de va-et-vient en résultant, c’est l’enfant qui fonctionne comme guide. Mon personnage est ainsi capable d’entrer et sortir du Temple. Cette histoire est racontée sur un mode abstrait. Elle est inscrite au cœur d’un imaginaire partagé entre l’enfant et l’adulte issu d’un ailleurs.

Comment évolue la pièce?

Le Temple se métamorphose grâce aux boîtes cubes qui constellent l’espace du plateau. Dès lors, ce site devient tour à tour bateau, pagode ou Muraille de Chine notamment. Tant ces boîtes que les moines se muent ainsi en conteurs. Cette histoire, je la vis comme explorateur et étranger ayant un impact sur son environnement direct.

Notre regard n’a-t-il pas une influence sur les réalités et les événements? Si mon personnage en vient à modifier des éléments, destinées et situations, il ne le fait pas uniquement dans le positif. Être observé, c’est aussi être acteur. La pièce suit la réaction chimique d’un individu essayant d’intégrer une communauté.





Des corps exilés et reformatés de Sutra à ceux mis épisodiquement dans les niches formées par les marches effilées des escaliers retournés de votre dernière création, Ukio-e, il existe des constantes autour de la résilience notamment.

Oui. Les rencontres réalisées avec des artistes plasticiens, dont Anthony Gormley, m’ont permis de me libérer du corps. Ceci dans le sens d’être aussi dans un rapport à l’objet pour développer la chorégraphie. D’où la possibilité de chorégraphier des objets manipulés par les danseurs, les moines, acteurs ou chanteurs. Je puise dans cette collaboration avec des artistes plasticiens la possibilité de chorégraphier l’espace même dans son entier. Et non simplement des corps.

Sur le duo quasi en apesanteur avec de forts appuis que vous développez à la création en 2008 avec un très jeune moine, comment est-il né?

A l’époque, je l’ai conçu intuitivement avec l’enfant moine d’alors qui avait des idées fortes sur la manière de partager l’espace fort contraint d’une boîte, ici métallique, posée à la verticale. On a parfois une tendance en Europe à ne pas vraiment écouter les enfants. Ne sont-ils pas souvent des êtres considérés comme devant apprendre tout en comprenant fort peu? Et l’on attend qu’ils deviennent adultes.

Or, à mes yeux, les enfants ont notamment une conscience aiguë du partage et sur la manière de le réaliser. Soit comment partager du temps et de l’espace. L’idée de ce duo participe donc de partager à deux un espace exigu. Elle part donc d’une envie de co-créer avec l’enfant des images au cœur d’un espace très réduit.

Mais encore.

Dans cette séquence, les corps arrivent ainsi à explorer de nombreuses configurations, à s’entrecroiser, s’articuler et se soutenir mutuellement aussi. On assiste à un changement de points de vue sur le haut et le bas ainsi que sur la gravité. Même des corps fort dissemblables peuvent être dotés d’une grande flexibilité très connectée.

Partager la souplesse avec un enfant moine constitue un moment d’une grande beauté. Il asserte le fait que le vocabulaire de la danse et celui du kung-fu peuvent formellement et stylistiquement s’entrelacer. C’est un geste fraternel de transmission de l’enfant à l’adulte et inversement.

Propos recueillis par Bertrand Tappolet


Sutra
Du 16 au 19 février au Bâtiment des Forces Motrices (BFM), Genève

Sidi Larbi Cherkaoui, directioin et chorégraphie
Antony Gormley, création plastique
Szymon Brzóska avec les moines du temple Shaolin

Informations, réservations:
https://www.gtg.ch/saison-22-23/sutra/ Un spectacle de la Saison du Grand Théâtre de Genève (GTG)

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