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Saint-Gervais entre impertinence et ludisme

Publié le 30.06.2018

 

Désireuse de proposer une saison «rafraichissante et piquante», Sandrine Kuster est aujourd’hui sans doute la programmatrice la plus expérimentée en terre romande. Pour sa première saison à la tête du Théâtre Saint-Gervais à Genève, ses choix font la part belle à un humour tour à tour iconoclaste et barré (Laetitia Dosch, Jonathan Capdevielle), burlesque et révélateur (Phil Hayes), décalé - Philippe Quesne, Marion Duval, Aurélien Patouillard, Joëlle Maillard, la 2 B Compagny, le Collectif BPM, notamment. Au fil de 24 spectacles, pulse une offre exceptionnelle et riche mêlant biodiversité des écritures – relecture de classiques, de Proust à Feydeau, stand-up, autofiction, théâtre néo-documentaire… – et formes scéniques plurielles ouvertes sur la musique et les arts visuels.

What else? Le biopic de Sandrine Kuster a de quoi fédérer. Cette directrice énergique et expérimentée n’a-t-elle pas présidé aux destinées du Centre d'art scénique contemporain de l'Arsenic de 2003 à 2017, dont on retrouve échos et prolongements à Saint-Gervais? What else? Elle a également initié et codirigé le Théâtre de l'Usine (1989-1993). Avant de ciseler une programmation théâtrale voulue tout à la fois audacieuse et accessible à La Bâtie-Festival de Genève au fil de quatre éditions.

Sa palette de spectacles, ici incroyablement variée et puissamment romande, garde aussi l’empreinte d’un passé de comédienne au sein de la genevoise Compagnie des Basors. Une troupe de magnifique mémoire par son inspirée réinvention d’une langue et du quotidien à partir de «textes non théâtraux, romans et encyclopédies». Là où règnent aussi l’exceptionnel et le spectaculaire. Le tout est emballé dans un hautement désirable abonnement à 100 CHF. Soit un forfait illimité pour voir jusqu’à plusieurs fois tous les spectacles. Morceaux choisis de l’opératrice culturelle Sandrine Kuster.

 

Comment se déclinent l’actrice et l’acteur à Saint-Gervais en 2018-2019?

Sandrine Kuster: Il a entre autres les traits d’une dérision loufoque qu’accompagne un détachement souverain. Pour un savoir émerveillant, pensé et joué pour tous, avec Pierre Mifsud (La Conférence de choses). Loin de camper sur un jeu psychologique attaché au personnage, l’acteur sait se faire passeur, colporteur et transmetteur de mots, d’états de corps et d’émotions rares et contrastées, fluides et incernables (L’Effet de Serge, Passion simple, Les Potiers). C’est ce qui me reste de la Compagnie des Basors. Soit une fenêtre ouverte sur la vraie vie vécue des gens, une forme de mise à nu qui peut rejoindre un lâcher-prise. Je ne peux naturellement oublier Marion Duval. Cette exceptionnelle comédienne romande est inventive, loufoque et grave. Elle est capable de troubler et envouter un large public. Elle est fortement présente au détour de quatre réalisations scéniques: Claptrap, sa création Cécile, Hulul (pour les dès 6 ans, une nouveauté à Saint-Gervais) et Pachinko.

 

Emblématique de l’esprit de votre saison, l’ironie du Britannique Phil Hayes s’inscrit dans une belle filiation du burlesque aux confins de l’absurde et du quotidien redécouvert.

Faire rire, quel beau programme dramaturgique et de vie! A mes yeux, l’humour est une excellente porte d’entrée au chœur du réel et du philosophe qui sommeille en nous. Ne permet-il pas de prendre de la distance dans cet essentiel désir vital d’avoir du plaisir? Dans le même temps, cette distance nous permet d’exercer et cultiver un regard lucide sur nos existences et la vie qui nous entoure. Comment manier l’humour avec intelligence souvent, cruauté parfois et impertinence jouée sur le fil du rasoir.

Du côté de Phil Hayes, se déploie une philosophie de la vie. En se levant chaque matin, ne se retrouve-t-on pas à s’interroger sur des choix existentiels et leur sens? Cela en cheminant de choses minuscules à de grandes aspirations et quêtes. Passé maître dans l’art de bousculer le spectateur dans ses certitudes et pensées réconfortantes, l’artiste anglais ne cède pas à l’écueil du spectacle par trop lisible et prévisible, aux ressorts rapidement cernables. Avec irrévérence et anticonformisme, l’artiste mène ses intrigues par la gentillesse, en se mettant à notre niveau nous amène à réfléchir sur les choses qui peuvent être parfois légèrement douloureuses tout en riant.

Il y a aussi cette façon insolite chez la Compagnie du Zerep de faire du clown et du burlesque à partir d’un classique du vaudeville, On purge bébé de Feydeau (Purge, baby, Purge). Une fois franchie la porte du cirque, ne découvre-t-on pas ici des dimensions puissantes en termes de lecture du monde, de l’art et du théâtre? C’est ce que je recherche avant tout dans nombre de spectacles.

 

Laetitia Dosch artiste emblématique de cette aspiration à interroger nos vies avec un regard de guingois provocateur qui doit autant à Coluche, Gaspard Proust, Julie Ferrier ou Zouc.

Laetitia fait péter… est génial, corrosif et iconoclaste. La comédienne helvétique emprunte à la forme du stand-up, dont la mission est de faire rire les gens, les divertir, leur faire du bien pendant le temps de la performance. Pour leur faire oublier leur présent. La mécanique habituelle du stand-up comique ou du cinéma de comédie commercial vise au divertissement, à l’entertainment.

Laetitia Dosch en reprend les recettes et méthodes, les gags et effets dont bon nombre portent sur le malheur des gens. Et les gags clichés qui sont sur les Noirs, les blondes, Juifs, les gays et les handicapés que l’on peut entendre à longueur de journées. Mais chez elle, le déplacement et le questionnement de cet «humour» stéréotypé devient corrosif. La merveilleuse comédienne met bout à bout ces histoires horribles entendues tout le temps et auxquelles on ne fait plus attention alors même que leur violence est extrême. Elle joue sur des clichés et lieux communs et sur ce qui est censé faire rire. Enfin, son spectacle se resserre progressivement sur elle, devenant le centre fragile, solitaire, contradictoire, paradoxal et pétri du plus gros gag qu’elle n’ait jamais écrit.

 

Votre offre de 24 spectacles est accompagnée d’un abonnement unique à 100 CHF, donnant libre accès à chaque représentation, y compris à plusieurs reprises. Soit environ 5 CHF par entrée. C’est un gag?

Evidemment, non (rires). Il s’agit de la réalité la plus désirable et souhaitable. J’aime la simplicité de l’abonnement, comme lorsque l’on va à la piscine. Ce qui m’importe avant tout? Les spectacles. Ce lieu est un théâtre et une scène où se déploient créations, reprises et accueils. C’est le plus important. Il faut concentrer notre énergie sur la visibilité de ces spectacles et faire qu’un maximum de gens puissent les voir et de leur donner le meilleur écho possible. Ainsi il n’y aura pas cette saison d’expositions, moins de médiations et point de conférences. Pour donner envie au public de découvrir ces spectacles, ne faut-il pas le titiller avec un abonnement peu onéreux qui lui permette de tout voir? C’est une façon de contourner la «barrière financière».

A mes yeux, voici la meilleure façon d’encourager le public à venir voir le plus de propositions scéniques au sein d’une programmation dense. Cet abonnement bon marché est ce que j’appelle «le prix du risque». Pourquoi ne pas avoir la curiosité d’assister à un spectacle sans être «traumatisé» par le prix du billet d’entrée?

 

Propos recueillis par Bertrand Tappolet

 

Découvrez la saison 2018/2019 du Théâtre Saint-Gervais en détail sur le site www.saintgervais.ch

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