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Rôles inversés pour humanité régénérée

Publié le 27.05.2023

À l’affiche de la Scène Cæcilia à Genève, dans le cadre du Scène Vagabonde Festival, du 9 au 24 juin, L'Île des esclaves imaginée par Marivaux découvre des naufragées et naufragés sous le joug de l'inversion des rôles sociaux pour se réformer.

Un temps seulement, le maître devient serviteur, l’ex-esclave se substitue au maître. Ce jeu de rôles trahit une approche psychanalytique et dystopique de la pièce que Valentin Rossier développe avec subtilité au fil de sa mise en scène. Ainsi les protagonistes portent des peignoirs et tenues bleus évoquant un univers asilaire et hospitalier. La pièce interroge avec ludisme les rapports de domination, les jeux de pouvoir et d’exploitation qui gouvernent l’ordre social.

Le début de la fable? Suite à un naufrage, l’aristocrate et général grec Iphicrate flanqué de son valet Arlequin qu’il bat, Euphrosine et sa suivante Cléanthis qu’elle méprise, échouent sur une île grecque des esclaves. Elle est administrée par l’entremise de Trivelin qui a ici les traits d’un médecin psy.

Chez Marivaux, L'Île des esclaves, comédie en un acte, comme Arlequin poli par l'amour et la Double inconstance, aborde la rivalité des classes. Et de quelles manières cette rivalité perpétue la position des protagonistes dans la hiérarchie sociale. Cet ordre est certes régénéré, purgé de ses injustices et violences le plus criantes, mais toujours aussi inégalitaire. Dialogue avec le metteur en scène et acteur Valentin Rossier.



Avec L'Île des esclaves, le théâtre se fait selon votre formule, une «boîte à expérience» d’idées et utopies de l’époque de Marivaux.

Valentin Rossier: Dans ses pièces en un acte et singulièrement L'Île des esclaves, Marivaux utilise le théâtre comme outil de réflexion. Et partant comme laboratoire expérimental afin de changer l’ordre social. Est-on conditionné ou non dès la naissance? Il s’en amuse. C’est une tentative psychanalytique pour savoir ce qu’il en est de nos conditions.

Mais le terme «esclavage» reste fort et controversé au 18e siècle alors que la France possède des colonies reposant sur la traite des Noirs et l’esclavage. Ainsi l’auteur transpose cette réalité à l’époque de la Grèce antique. La pièce pourrait être une forme de dystopie se déroulant ici dans l’Antiquité. A mon sens, le mot «esclave» en devient atemporel.



Votre vision globale de la pièce?

Il existe une étrangeté tant dans l’atmosphère que l’écriture de la pièce que j’ai voulu relayer dans un huis-clos d’interrogatoire. Voici un texte qui par son jeu de rôles amène au théâtre dans le théâtre. Ceci avec des comédiennes et comédiens en attente de jouer leur partition. Les protagonistes sont ainsi épisodiquement placés derrière une paroi en plexiglas bleuté.

Dans la pièce, vous interprétez le rôle de Trivelin, émanation du gouvernement de cette île de la tentation utopique. Ce possible Président d’une République insulaire est le porte-parole de l’auteur. Mais aussi une sorte de juge d’instruction, confesseur et médecin-chef de sanatorium.

Dans cette mise en scène, Trivelin est un psychothérapeute employé par l’État insulaire. Il prône une raisonnable cure pour soigner les maux de la condition humaine et de la société. Le parti-pris est donc de s’approcher de la psychothérapie de groupe. Ce personnage en devient comme le médecin de cette île. En thérapeute, il s’essaye à évaluer si l’homme peut devenir meilleur, malgré les différences de classes sociales.

C’est précisément son raisonnement à travers une analyse théâtrale qui est le cœur de la pièce. À l’occasion de cette expérimentation théâtrale et sociétale, les Nobles se doivent de se prêter au jeu de rôles sociaux qui s’échangent. Ces personnages arrogants en deviennent les esclaves de leurs propres esclaves.

Quel est le but de ce retournement expérimental?

Il vise à évaluer si les esclaves devenus Seigneurs se comportent mieux que leurs maîtres auparavant. Au final, la réponse est, affirmative. Voici un message plein d’espoir. Mais il reste toutefois une forme de jouissance se manifestant dans un premier temps dans la vengeance sociale des dominé.es.





Apparente légèreté et raffinement psychologique font bon mariage chez Marivaux. Au gré d’une thérapie linguistique, l’auteur développe un rapport fort aux mots et à la langue.

C’est vrai. Ne sommes-nous pas ici dans une expérience et un apprentissage? C’est d’abord l’apprentissage de l’émotion. Et l’émotion passe par le langage. C’est ce qui fait par essence la littérature et les grands classiques.

On voit à quel point chez l’auteur, le langage permet d’exprimer ses sentiments et ressentiments. C’est la première chose que réalisent les valets, exprimer leur ressentiment à travers un langage châtié. Or c’est bien ensuite grâce au langage que les Nobles retournent la situation à leur avantage. Leur exploit rhétorique? Parvenir à émouvoir grandement les valets.

Chez Marivaux, les personnages ont la conscience de jouer tout en jouant.

Absolument. Surtout que le 18e siècle accueille la plus belle langue française qui soit. C’est aussi un parti pris de la mise en scène. Comment pouvons-nous, acteurs et actrices, interpréter ces divers rôles écrits selon des codes théâtraux. Et les amener à nos préoccupations contemporaines.

Qu’en est-il de cette idée d’éducation punitive que la pièce mettrait au programme?

La question de l’éducation punitive doit être contredite. Il s’agit en réalité d’un cours d’humanité que propose cette île. Et partant d’une vraie correction comportementale. De fait, l’on s’approche tant de la psychanalyse que de la socio-politique. Comment peut-on se comporter en s’adaptant à de nouvelles règles et lois inédites?

Ce jeu se fait sous la contrainte.

Oui. Il est étonnant de voir à quelle vitesse les protagonistes se conforment à ce jeu social, n’ayant par ailleurs guère le choix. C’est ainsi la force étatique qui prévaut et décide. On se rend compte que les Nobles s’expriment peu. Contrairement aux valets.

La parole en devient émancipatrice pour les esclaves. À partir du moment où l’État change les règles, la parole peut devenir une expression libératrice. A contrario, cette puissance gouvernante peut aussi museler l’expression.





La servante Cléanthis intrigue par sa résistance à toute forme de réconciliation de classe.

Ce personnage est marqué par la révolte et la contradiction au côté d’un autre serviteur, Arlequin, qui représente le peuple. Ce peuple décide finalement de pardonner à leurs maîtres et de garder leur statut. De fait, Cléanthis se retrouve seule dans sa position de non-compromis de classes. Ne pouvant plus agir, elle en est réduite à suivre le mouvement «pseudo-révolutionnaire».

Comme en témoigne ses derniers propos dans la pièce, valet et servante pardonnent ayant le cœur bon. La compassion est une bonne chose, tandis que la concurrence des classes ne serait que le produit du hasard de la naissance.

Quelle est votre lecture de la fin de cette comédie?

On assiste bel et bien à une forme de réconciliation, les maitres concédant que leurs dominés ne seront plus esclaves et qu’une forme d’égalité règnerait. Mais le fait qu’Iphicrate et Euphrosine n’enlèvent pas ici leurs perruques est un indice que leurs conditions ne changent pas. Bien que ces personnages affirment leur volonté de faire mieux à l’avenir et leur désir d’égalité entre les protagonistes.

La conclusion de l’œuvre témoigne d’un accord tacite à changer son comportement. Mais gardons à l’esprit que ce ne sont là que des mots. On est d’ailleurs encore aujourd’hui travaillés par des rapports de pouvoir. Et cette pièce reste d’une grande actualité.

L’œuvre vous ramène-t-elle à d’autres horizons historiques?

Par instants, elle me fait songer à la Révolution russe. Il y est ainsi souvent question de camarades. Bien avant l’heure donc, le texte ayant été écrit en 1725. Sur cette île utopique, des prémisses communistes pourraient éclore.

C’était déjà sous d’autres formes et manifestations l’intuition du juriste, historien et philosophe anglais Thomas More pour son Utopie (1516). L’ouvrage interroge la bonne organisation sociale et le gouvernement du Prince. Ceci pour une forme de communisme avant l’heure sévèrement critiquée sous sa forme étatique. Dans le registre des textes utopiques comme expérimentation d’idées de réformes sociales sur une île, il y eut aussi chez le même Marivaux la pièce Télémaque travesti (1714) et le Robinson Crusoé de Daniel Defoe (1719).

Sur la scénographie et les costumes.

Les perruques sont la seule marque de l’époque de Marivaux dans une scénographie épurée et des habits de scène se rapprochant du siècle dernier. Les différences entre les personnages se marquent davantage sur le cérébral et le langage, la posture et l’expression. Moins sur le vêtement. Cependant les figures aristocratiques ont droit au peignoir qui suggère leur condition et domination dans la société d’Ancien Régime.

L’image traditionnelle associée à la pièce est troublée par une possible arrivée des protagonistes sur l’Île de Lampedusa ou celle de Lesbos, par exemple. A l’instar de migrantes et migrants, Iphicrate et Arlequin, Euphrosine et Cléanthis subissent une série de tests mené par un médecin. Bien que leur finalité soit ici de régénérer l’ordre social et de réformer les comportements.

Propos recueillis par Bertrand Tappolet


L'Île des Esclaves
Du 9 au 24 juin à la Scène Cæcilia, dans le cadre du festival Scène Vagabonde

Marivaux, texte - Valentin Rossier, mise en scène

Avec Marie Druc, Camille Figuereo , Juan Antonio Crespillo, Lionel Brady, Valentin Rossier

Informations, réservations:
https://scenevagabonde.ch/lile-des-esclaves-2/


Deux autres spectacles sont au programme du festival Scène Vagabonde, Scène Cæcilia:

Joie de Vivre,
de Charles Nouveau,
du 28 juin au 8 juillet

Contractions,
de Mike Bartlett, mis en scène par Elidan Arzoni,
du 14 au 29 juillet

En savoir plus:
https://scenevagabonde.ch