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Rencontre avec Hervé Loichemol, directeur de la Comédie de Genève

Publié le 23.10.2014

 

 

Rencontre avec Hervé Loichemol, directeur de la Comédie de Genève

 

De grandes voix, de grands textes, revisités par des metteurs-e-s en scène aussi visionnaires que pétri-e-s d’une histoire collective, celle que nous choisissons de fabriquer et de rêver : ensemble. Pour Hervé Loichemol, directeur de la Comédie de Genève, c’est bien le texte qui est au centre de toute sa programmation. Car c’est par le langage avant toute chose que l’être humain se définit à lui-même, au monde et aux autres. Rencontre avec un homme qui entend bien faire du théâtre un repaire pour nous aider à penser et changer le monde trop violent que nous habitons.

 

 

Vous êtes metteur en scène et directeur de théâtre depuis de nombreuses années et vous dirigez l’une des institutions les plus prestigieuses de la place genevoise. Quelle rencontre avec l’art et/ou la culture, quelle expérience marquante, voire déterminante, dans votre histoire et parcours personnels pour « en arriver là » ? 

 

Je ne me suis jamais posée cette question, au demeurant très intéressante dans mon cas. Pourquoi ? Parce que je viens d’un milieu modeste où il n’était pas du tout question d’art, qui était la dernière des préoccupations familiales. Il n’y avait pas de livres à la maison et mon père était plutôt passionné par le sport que par l’art. Ma mère avait un réel goût pour ces questions, mais n’avait pas le temps à distraire pour ça. Il fallait travailler dur. Mes parents désiraient seulement que leurs enfants fassent des études pour permettre la fameuse ascension sociale.

Je suis né en Algérie et j’avoue qu’enfant je ne savais même pas que le théâtre existait. Mais je me souviens avoir entendu parler d’une poétesse qui vivait dans la ville où j’ai vécu et qui était entourée d’un certain prestige. J’ai dû la croiser une ou deux fois étant gamin. Elle exerçait sur moi une forme de fascination. Je ne me souviens plus de son nom, mais ce mot « poésie », qui n’avait à l’époque aucun sens pour moi, m’intriguait et m’émerveillait en même temps. Pour moi, la culture c’était celle de la guerre et celle du sport. Jusqu’à cette poétesse, pas question de poésie dans mon univers.

Plus tard, vers 15 ans, un ami de mon frère m’a proposé de le suivre dans un cours de théâtre auquel il participait au conservatoire. Cela a été un véritable choc. J’ai découvert un territoire incroyable que je n’aurais jamais pu imaginer ! De plus, alors que j’étais en pleine adolescence, voilà que je prenais part à une activité partagée avec des jeunes femmes de deux ou trois ans de plus que moi ! Autant dire que tout se mêlait en matière d’énergie, de désir et de mutation - sexuelle, intellectuelle et sociale. Je me souviens parfaitement de cet état dans lequel je me trouvais à l’époque, entre émerveillement et totale angoisse !

A ce moment là, j’étais un élève assez moyen au lycée et je peux dire que le poème et le théâtre ont permis que je sois un peu moins sot ! Et je me suis mis à mieux travailler.

 

Quel bénéfice principal tirez-vous aujourd’hui, au quotidien, des choix professionnels que vous avez faits ?

 

J’aurais pu devenir footballeur, on me promettait même une carrière ! L’art et plus largement la culture ont tout simplement changé ma vie. Adolescent, j’ai continué à pratiquer le théâtre au conservatoire et le foot en parallèle. Mais très vite, j’ai arrêté le foot, parce que j’avais besoin de m’éloigner de la brutalité d’un sport dans lequel je ne me retrouvais plus. Je crois que c’est précisément cela que je trouve aujourd’hui au quotidien dans mon activité professionnelle. Cette possibilité de m’éloigner provisoirement de la brutalité du monde auquel nous appartenons.

 

Vous ouvrez la nouvelle saison de La Comédie avec les mots de Nietzsche tirés d’Ainsi parlait Zarathoustra à qui vous reprenez : « la première chose que je vous offre : la sécurité ! Mais la seconde c’est : mon petit doigt (…) la main tout entière (…) et le cœur en plus ! » Ainsi, dans la contemporanéité qui est la nôtre et que vous semblez dénoncer comme celle du triomphe de la vulgarité (« triomphe de l’argent, du divertissement et du décervelage »), la Comédie serait ce repaire, ce lieu de rassemblement nécessaire pour nous aider à croire en la possibilité d’un « horizon, d’une lueur, d’une ouverture ». Une certaine foi semble vous habiter, une croyance, voire une conviction, s’agissant surtout de « ces grandes voix » comme vous dites, censées nous guider, nous montrer le chemin…

 

Je suis athée mais il est évident que théâtre et religion ont quelque chose à voir ensemble. Cette question de croyance est fondamentale. Au théâtre, c’est comme avec Dieu : il faut y croire pour le faire exister ! Quand on est devant un comédien sur le point de jouer, se pose nécessairement la question de la croyance. Qu’il s’appelle tartempion, qu’il habite à Genève, Nyon, Alger ou Bilbao, c’est une personne qui dispose d’une identité propre – physique, sociale, historique, ce que vous voulez - et, en même temps, il montre ou incarne beaucoup d’autres choses et prétend être un autre. D’emblée, l’identité est troublée, incertaine, multiple. À charge pour l’artiste de nous faire croire à ce qu’il fait et à ce qu’il est. Quoiqu’il arrive, il faut que je crois à ce que je vois et à ce qu’il me dit. D’ailleurs, si cela n’a pas lieu, je préfère quitter la salle…

 

Cela vous arrive-t-il souvent ?

 

Depuis que je suis directeur, non …

 

Dario Fo, Corneille, Heiner Muller, Goethe, Shakespeare, Sade mais aussi Michel Deutsch, Minyana, Olivier Py ou encore Brigitte Rosset pour voix de saison 14-15 à La Comédie. Votre croyance va donc au théâtre de textes, entre répertoire et écritures contemporaines.

 

L’alternative entre théâtre de textes et théâtre sans texte me semble vaine et, si elle a jamais eu une quelconque légitimité, c’est aujourd’hui un combat d’arrière garde. Je ne vois pas ce qu’on gagne à jeter aux orties le travail sur la langue, le rythme d’une phrase, la saveur d’une sonorité. L’usage des mots nous distingue de la plante verte ou encore de mon chat - que j’aime beaucoup par ailleurs. J’adore les animaux, mais jusqu'à preuve du contraire, ils ne parlent pas. Il n’est donc pas abusif de dire que le langage articulé nous constitue - les mots, leur agencement, leur rythme, leur couleurs - et constitue par la même notre rapport au monde et à l’autre.

 

Justement, quel regard portez-vous sur les propositions théâtrales actuelles qui ont plutôt tendances à chercher ailleurs que dans les grands textes, à la croisée du théâtre et du documentaire ou des arts visuels ? Leur portée ne serait-elle pas la même? Y aurait-il un théâtre majeur et un théâtre mineur selon vous ?

 

Ces recherches sont légitimes, nécessaires, inévitables. Elles peuvent donner lieu à des errements, ça arrive. Mais elles ont profondément modifié notre manière de raconter des histoires, d’être sur une scène, de nouer une relation aux spectateurs. Ces recherches ont été cataloguées et parfois érigées en modèles nouveaux et exclusifs. Mais tout cela relève de la communication et du commerce. Le théâtre documentaire, par exemple, existe depuis longtemps - j’ai moi-même exploré cette voie à plusieurs reprises et encore récemment. Quant aux arts visuels, comme d’ailleurs la musique et la danse, ils ont depuis toujours été présents dans la pratique théâtrale. De quoi parle-t-on au juste ? Des progrès techniques considérables que nous connaissons depuis une vingtaine d’années. Pourquoi les refuser ? Ce serait stupide. Regardez, nous utilisons vous et moi beaucoup de prothèses au quotidien : ici un ordinateur, là un téléphone portable ou une tablette etc. Mais on s’en sert pour dire quelque chose, pas simplement par effet de mode. Je n’oppose donc pas la littérature dramatique aux nouvelles possibilités qu’offre la technologie. Mais, a contrario, celles-ci ne périment pas la littérature. Il s’agit simplement de savoir ce que nous voulons raconter et comment nous voulons le raconter.
La fragmentation des discours par exemple, qui est souvent le corollaire du mélange des genres et des techniques, conduit parfois à une atomisation des présences et à une pulvérisation du sens. Comment s’en réjouir ? Notre tâche n’est pas de mimer le discours néo libéral - qui prétend être sans alternative et ne propose qu’un asservissement dans la jouissance pulsionnelle des prothèses - mais de proposer aux spectateurs quelques petites lueurs qui nous indiquent une issue au système. 

 

Vous avez choisi de monter Le Roi Lear, que nous pourrons voir à la Comédie début 2015. Lors de la présentation publique de saison, vous avez mis l’accent sur cette crise des rapports de filiation caractéristique de l’époque actuelle et vous en avez profité pour revenir aux mots d’ouverture de votre présentation publique de saison, s’agissant de notre besoin de « faire communauté. » Quelques mots sur ce choix muri depuis plus de longues années, puisque vous disiez avoir déjà caressé l’idée de monter cette pièce il y a trente ans ?

 

Avec Shakespeare nous sommes dans une période de basculement entre deux époques : sortie du moyen-âge et entrée dans la modernité. A l’image de la révolution copernicienne tout se met à bouger et d’un seul coup , l’homme n’est plus le centre de l’univers ! C’est de cela dont nous parle Shakespeare. Et quand on observe l’époque « post-post-post » - moderne, dramatique, libérale - on s’aperçoit qu’on est en train de vivre la même chose : on ne sait pas bien où on va et où tout cela va nous mener.
Le modèle actuel est très thatchérien : zéro alternative. Il absorbe toutes les marges et est porteur de facteurs de mort tout à fait effrayants. Nous sommes dans une impasse économique, social et écologique et nous savons bien que tout ce qui nous est présenté comme absolu est promis à la mort ! On sait, mais on ne voit rien. On voit mais on ne dit rien. Cela ne peut pas être sans écho avec Shakespeare où l’idée d’aveuglement est centrale.

Le présentisme dans lequel nous vivons aujourd’hui engendre nécessairement des rapports de désaffiliation. Les liens intergénérationnels, ce souci de la transmission de génération en génération, sont mis à mal par un rapport au temps devenu très problématique. Entre crispation et émancipation, les vieilles valeurs volent en éclats et nous ne savons plus trop à quoi nous en tenir face à une jeunesse qui baigne dans un individualisme revendiqué et valorisé. Contredits et supplantés par une nouvelle génération qui résonne autrement, les pères se retrouvent dans le même trouble que le roi Lear qui, tout en renonçant à être le centre décisionnaire, se confronte à un véritable défaut de puissance.

 

Vous avez également choisi de monter Sade avec Français encore un effort si vous voulez être républicains[2] et  L’excursion des jeunes filles mortes d’Anna Seghers. 3 mises en scène entre janvier et mars, cela ne fait pas un peu beaucoup à porter pour un seul homme ?

 

Contrairement au Roi Lear, ces deux pièces sont des reprises. Donc, cela va très vite et ne nécessite pas du tout la même charge de travail qu’une création. Pour autant, attention, je ne sur-occupe pas du tout le plateau de La Comédie ! Et ces deux reprises ne seront jouées que quatre ou cinq fois contrairement aux séries habituelles.

 

Vous pensez que certain-e-s pourraient vous prêter de telles intentions ?

 

Je ne sais pas, mais je suis prudent. Ce théâtre ne m’appartient pas. Je sais que je ne suis pas ici éternellement et heureusement d’ailleurs. Je remplis simplement une fonction avec une équipe magnifique et j’ai surtout conscience de n’être pas seul au monde !

 

Le pouvoir tout puissant que l’on prête au « programmateur », seul décisionnaire de choix artistiques et économiques qui impliquent pourtant toute une communauté - de goûts et de contribuables -  vous ne vous y reconnaissez donc pas ?

 

Je ne suis à l’origine de rien du tout et je participe simplement du mieux possible à une grande chaîne humaine, artistique et historique. Je n’aime pas le mot « programmateur ». Ni « créateur » qui est directement emprunté à la religion. Je laisse la création à Dieu - s’il existe - et je garde le mot « interprète » dans lequel vous avez « inter », qui indique une relation, et « pres » qui dit le prix, la valeur. L’interprète serait celui qui serait entre deux valeurs. Ça me va. Il y a, dans cette position intermédiaire, une humilité qui me va. 

 

La saison est riche de neuf productions ou coproductions « monstres » avec notamment Jean Jourdheuil qui s’attaque à Heiner Muller ou encore Matthias Langhoff avec Cinéma Apollo, à qui vous avez choisi de rendre un hommage tout à fait particulier en vous associant pour ce faire au Théâtre de Vidy, au Théâtre Saint-Gervais et au Théâtre du Loup. Et s’agissant des cinq accueils sur les quatorze propositions de saison, c’est à peu près du même acabit, puisque c’est du côté de Goethe que nous embarquera Nicolas Steman avec Faust, ou d’Holderlin avec Hypérion. Un coup de cœur particulier dans la liste de tous vos invité-e-s ?

 

Pas de coup de cœur, j’aime tout ce que l’on propose. Je suis fier de cette saison très ambitieuse, pleine de vitalité et de désir. Comparons avec les autres théâtres ! Je le dis d’autant plus facilement que cette saison est le fruit d’un travail collectif. Je ne suis pas seul à avoir choisi ces spectacles. Nous avons mis sur pied une cellule de réflexion et de concertation au sein du théâtre. On discute, on réfléchit aux bons équilibres. C’est la meilleure saison depuis que je suis à la tête de cette institution. Les gens sont impressionnés et heureux de tous ces beaux rendez-vous qui les attendent. Maintenant, on va grandir ensemble et tout cela me remplit de joie ! D’ailleurs ce n’est pas fini, car  d’autres surprises, d’autres rendez-vous, sont encore à prévoir durant la semaine Sade notamment – et non la semaine sainte !

 

Le choix des textes est quand même ardu pour le grand public non ?

 

Je ne crois pas. Les grands textes parlent au plus grand nombre et sont, en ce sens, destinés à tous les publics justement. C’est peut-être aussi ce qui fait leur grandeur. Shakespeare n’est pas réservé à quelques spécialistes. J’espère vraiment que le public va être attiré par ces ouvertures généreuses. C’est une programmation grand public mais pas populiste. Nous ne prenons pas les gens pour des imbéciles voilà tout. Il serait faux d’imaginer que tous ces spectacles nécessiteraient un niveau particulier de connaissances. Je tiens seulement à mettre les grands auteurs au centre. N’est-ce pas important ?

 

Propos recueillis par Sèverine Garat

 

Découvrez toute la saison de la Comédie de Genève sur leprogramme.ch ou sur le site du théâtre www.comedie.ch

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