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"Quitter la terre", l’utopie loufoque de Joël Maillard au Théâtre de l'Orangerie

Publié le 01.08.2018

 

Jusqu’au 12 août, le Théâtre de l’Orangerie met le cap sur l’espace. Quitter la terre raconte une opération de sauvetage de l’humanité qui passe par la mise en orbite de quelques milliers d’individus, le temps que la planète se régénère, ce qui prendra sans doute quelques générations – les populations restées sur place ayant été stérilisées… Sur scène, deux conférenciers font part de leur découverte de cette aventure dont il ne reste que très peu de traces, et dont personne ne semble se souvenir. Alors, à quoi pensaient les spationautes, que faisaient-ils de leur temps, comment envisageaient-ils leur mission de sauvetage? Doctes ou sidérés, parfois les deux en même temps, les deux experts font part de leurs découvertes et échafaudent des hypothèses.

Entre utopie grinçante et humour absurde (et réciproquement), la fable donne le vertige. Est-ce le mal de l’espace, ou le fait que, pour de vrai, les écosystèmes ont mal au foie? Joël Maillard, auteur, metteur en scène, interprète, développe les thèses de sa science fiction sans sabre ni laser.

 

Pourquoi faut-il Quitter la terre?

Le spectacle est la présentation, lors d’une conférence, d’un projet de sauvetage de l’humanité et de la biodiversité. Quelques milliers d’élus ont été envoyés dans l’espace en orbite basse – 1000 lits par station – pour plusieurs siècles, le temps que la terre – où l’humanité a été stérilisée – se régénère. Donc, entre nous soit dit, un projet pas très réaliste, voire pas du tout… Sur scène, les deux conférenciers, ma camarade et moi-même, ne savons d’ailleurs pas si le projet a eu lieu, s'il a été seulement préparé ou donné lieu à une expérimentation. Ce qu’ils savent, ils l’ont appris à la lecture de carnets remplis par les participants au cours de l’opération – ou d’une simulation. Ils font donc ce qu’ils peuvent pour extrapoler, à partir des contenus disparates de ces carnets, ainsi que de divers plans, notes, brouillons. Ce qui fait tout de même mal «par où cela passe», car même si la finalité est le sauvetage de l’humanité, la solution est très radicale – et peu démocratique.

 

Dans la littérature de science-fiction, en pareilles circonstances, les nefs où les arches envoyées dans l’espace sont peuplées d’ingénieurs, de scientifiques, ou pour le moins de colons déterminés.

Ou de bagnards! Ce n’est pas le cas ici. Il ne s’agit pas de volontaires, ils ont été choisis, plutôt jeunes et en âge de procréer. Et plutôt des gentils, des inoffensifs, des citoyens adaptés qui ne devraient pas poser trop de problèmes… En phase d’écriture, j’avais présenté mon idée à un ami anthropologue, qui m’avait mis en garde: ce n’est pas parce que des personnes semblent normales qu’elles vont le rester si leur environnement est profondément modifié. Sinon, je me suis un peu documenté sur les voyages spatiaux, mais pas beaucoup. Je m’intéresse davantage à réfléchir à la vie dans un espace fini. Il est aujourd’hui admis et beaucoup répété que les ressources de la terre sont limitées, mais cela ne saute pas aux yeux. Alors que dans un vaisseau spatial où les gens doivent cultiver ce qu’ils consomment, c’est immédiat. C’est d’ailleurs ce qui me motivait le plus, me projeter dans la faisabilité du projet, dans ce que cela implique pour les individus concernés.

 

Et du malaise que cela procure?

Les deux conférenciers sont assez convaincus par le bien-fondé du projet, mais, encore une fois, ils sont bien conscients des problèmes moraux que pose sa concrétisation, notamment la création d’un univers concentrationnaire. Cela induit un malaise, mais aussi de l’humour. Notamment par les changements de niveaux narratifs. Parfois, ce sont les conférenciers qui s’expriment directement, parfois ils lisent les carnets, parfois ils deviennent les personnages dans l’espace, et parfois plusieurs niveaux se superposent. Dans l’écriture, le gros du travail a justement été de construire une dramaturgie de ces changements de niveaux.

 

 

Pour reprendre la tradition de la science-fiction, les colons partent rarement sans la super-encyclopédie informatique où sont compilées toutes les connaissances sur l’histoire, les sciences, les arts et le reste. Dans votre proposition, juste des calepins et des crayons.

Oui et à aucun moment ce point n’est explicité! Je trouve cela intéressant. Aujourd’hui, si on se pose une question, on va chercher la réponse sur Internet. Sans cette aide, si je m’interroge sur la quantité d’eau sur la planète, je vais devoir réfléchir, faire des estimations de profondeurs moyennes, de surfaces, calculer. Si c’est un livre que j’ai lu mais qui est désormais indisponible, je vais devoir me souvenir. Le cerveau est un bon instrument de stockage, mais il est faillible. Et si deux personnes doivent se souvenir, il y aura forcément controverse. Dans la pièce, on apprend que des candidats ont réécrit de mémoire une nouvelle de Borges. La bibliothèque du vaisseau est vierge, mais avec les calepins, il y a un infini de possibilités de la remplir.

 

Nous apprenons à peu près chaque semaine la disparition ou quasi disparition d’une espèce de crevette ou de baleine. Cela vous inquiète?

Disons qu’en tant qu’individu il est assez difficile de ne pas se sentir concerné. Le sentiment diffus et partagé que l’humanité pourrait disparaître est assez nouveau je crois. Mais dans la pièce, c’est une inquiétude qui est abordée en creux.

 

Vous avez monté ce spectacle l’été dernier à Lausanne, il a tourné en France, un peu en Suisse, et a été récemment joué à Avignon. Comment a-t-il évolué?

Il a d’abord été simplifié, afin d’aller droit au but. Il laisse pas mal de liberté aux interprètes, nous improvisons encore. Surtout, je continue de découvrir ma partenaire. Pour des comédiens, c’est un spectacle un peu particulier car il n’y a pas vraiment de personnages, pas vraiment d’histoire: Joëlle (Fontannaz) et Joël (Maillard) présentent le projet, le jeu intervient sur les différents niveaux et la confusion qu’ils entretiennent.

 

Le spectacle trouvera-t-il un écho dans votre prochain projet?

C’est encore un peu lointain, mais il devrait porter sur la fin de l’ère numérique.

 

Propos recueillis par Vincent Borcard

 

Quitter la terre de Joël Maillard est à découvrir au Théâtre de l’Orangerie à Genève jusqu’au 12 août 2018.

Renseignements et réservations au +41.22.700.93.63 ou sur le site du théâtre www.theatreorangerie.ch

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