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Prendre le temps pour les siens

Publié le 22.09.2016

 


Esthétisme, simplicité du corps et de la voix se feront les témoins fidèles d’une longue tradition artistique japonaise à travers Voyage à Tokyo, l’adaptation théâtrale du film éponyme de Yasujiro Ozu que la Cie STT présentera au Théâtre Forum Meyrin du 28 septembre au 1er octobre 2016. Le travail de la compagnie ne s’arrête pourtant pas là car depuis ses débuts en 2004, elle s’efforce de ramener dans le présent des écrits aux intemporelles scènes de la vie quotidienne. Dans cette pièce, des grands-parents rendent visite à leurs enfants et petits-enfants qui habitent loin, à la ville qui les accapare. Dorian Rossel se fait le porte-parole du Collectif pour répondre aux questions que nous lui avons posées.

 

 

Vous abordez pour la seconde fois une œuvre japonaise, qu’est-ce qui vous attire dans cette culture?

Disons qu’à travers la société japonaise, ce sont toutes les humanités qui m’intéressent. Avant Quartier lointain (2009), d’après la BD de Jiro Taniguchi, je me suis plongé dans la culture française avec Je me mets au milieu mais laissez-moi dormir (2007), d’après le film de Jean Eustache La maman et la putain, et depuis, à celle de la Russie avec Oblomov (2014), adapté du roman culte d’Ivan Gontcharov. Et chacune a sa manière de raconter des histoires, de transmettre ce qui la distingue. Mon objectif est toujours de faire un portrait de nous ici et aujourd’hui, mais à chaque fois à travers un prisme différent. Yasujiro Ozu était très étonné que d’autres nationalités que les Japonais puissent s’intéresser au contenu spécifique de ses films, de même que ses petits-enfants l’ont été lorsqu’ils nous ont accordé les droits d’auteur. Pourtant ce que dit le film est très fondamental et touchant, au-delà de l’aspect très codifié de cette culture.

 

On retrouve dans vos mises en scène le côté épuré, la sobriété et l’extrême délicatesse du bouddhisme zen où le rythme tient une place centrale.

J’essaie de capter la vie, et celle-ci s’inscrit dans des rythmes. N’est-ce pas elle qui se joue de nos cadences? Quand dans un couple "ça marche", que les gens se croisent, se rencontrent ou se ratent, c’est souvent une question de rythmes avec lesquels ils sont, ou pas, en adéquation.

On essaie d’être riche de l’essentiel. Il y a tellement de superflu dans nos vies qu’au moins au théâtre on se concentre sur les vraies questions (rires). Le théâtre nous permet de vivre ensemble un moment de questionnement partagé, une histoire commune à laquelle il faut consacrer de l’espace et du temps, justement pour quitter l’anecdotique dans nos vies. Il y a des moments dans l’existence où on se sent relié à une situation et d’autres où on est dans ses pensées. J’ai envie que les spectateurs se rapprochent d’eux-mêmes plutôt qu’ils s’oublient devant une scène qui les fascine par des effets hautement technologiques.

Pour cela, il faut qu’il y ait une forme de divertissement pour ne pas s’ennuyer bien sûr, mais qu’au-delà de cette soirée festive il y ait des moments où on puisse se confronter à nos questions intimes. Je ne cherche pas à faire de l’entertainment, il faut qu’on puisse sortir de ses certitudes à travers un spectacle, y voir d’autres angles de vues, les réactions des autres spectateurs, nos différences et nos similitudes. De ce côté, le spectacle vivant a de beaux jours devant lui, car vivre une expérience d’écoute à plusieurs n’est pas si courant de nos jours.

 

Comment avez-vous découvert le cinéaste Ozu et qu’avez-vous tout de suite apprécié chez lui?

En quelque sorte je reviens à la source. Ozu n’est pas dans la fioriture, ses films sont très denses et pleins d’humour. Je l’ai vraiment redécouvert à travers Taniguchi. En revoyant quelques films de ce dernier lorsque je préparais Quartier lointain, j’ai reconnu dans la finesse de la retranscription des sentiments des êtres humains et dans la clarté des propos, l’empreinte du maître de l’écriture nipponne qu’a été Ozu. D’une façon très simple, il dessine les problématiques fondamentales qu’on rencontre tous, pas des tiraillements des grandes tragédies, ou alors celle de notre quotidien (sourires). Comment fait-on pour aller de l’avant entre ce à quoi on aspire et d’où on vient? Quel temps prend-t-on pour les autres? Il nous rapproche de l’essentiel à travers ses films.

 

 

Le comédien et metteur en scène Yoshi Oïda jouera, à 80 ans, le rôle du grand-père dans la pièce. Comment est-il intervenu dans cette création collective et que vous ont apporté ses origines japonaises?

Lorsque nous avons imaginé l’adaptation de Voyage à Tokyo, nous avons tout de suite rêvé d’avoir Yoshi Oïda dans la distribution, mais cet homme est tellement demandé à travers le monde (il vient de tourner avec Martin Scorsese aux Etats Unis) que nous ne nous faisions pas trop d’idées. Il avait assisté à une représentation de Quartier lointain avec Peter Brook à Paris, mais je le connaissais depuis une vingtaine d’années pour avoir suivi un de ses stages. Cet homme m’a beaucoup influencé. Caractérisé par une extrême générosité et une grande ouverture d’esprit quant à la liberté de l’art, il a consacré sa vie au théâtre pour lequel il a rédigé plusieurs ouvrages de référence. Lorsque nous avons décidé de monter Ozu, nous nous sommes tout de suite adressés à lui pour le rôle du grand-père, un rôle qu’il lui tient à cœur d’interpréter à nos côtés.

Il nous a instruit sur les us nippons, comme par exemple le fait qu’un cadeau s’offre avec les deux mains, mais sans jamais demander à ce que nous l’intégrions au spectacle, nous laissant libre de l’adaptation que peuvent/veulent en faire des Européens, au-delà de ces codes et ces rituels parfois pesants, inconnus à notre culture. «Sois libre de tout cela, l’important est que ça ait du sens pour nous, ici et aujourd’hui». A chaque fois que je me rends à une répétition, je me rappelle notre chance de l’avoir parmi nous.

 

Que nous dévoile cette pièce des années 1950 sur le quotidien des familles 60 ans plus tard?

Le film traite de la modernisation de la société japonaise dans les années 1950 et de l’éclatement de la cellule familiale qui l’accompagne. Les plus jeunes sont pris dans le bouillonnement de la vie, dans leurs activités, et cela les dépasse au point de ne pas pouvoir s’occuper de leurs parents en visite chez eux. Sans juger et sans chercher de réponses, je souhaite restituer toute la sagacité de ce récit en nous demandant jusqu’à quel point nous sommes présents à chaque instant de notre vie. Car chaque génération semble amener une nouvelle vitesse, qui, si on ne travaille plus 60 heures par semaine aujourd’hui, ne nous fournit pas plus de temps à consacrer aux nôtres.

 

Propos recueillis par Alexandra Budde

 

Voyage à Tokyo, une pièce de Dorian Rossel à voir au Théâtre Forum Meyrin du 28 septembre au 1er octobre 2016.

Renseignements et réservations au +41.22.989.34.34 ou sur le site www.forum-meyrin.ch

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