Poulpe fiction en apesanteur
«Temple du présent - Solo pour octopus» est à découvrir sur le site du Théâtre de Vidy ou via celui du Théâtre Saint-Gervais, du 8 au 10 février à 20h30. Privés de scène publique mais pas de diffusion, Stefan Kaegi associé à Nathalie Küttel et Judith Zagury de ShanjuLab – compagnie helvétique passionnée de dialogue inter-espèces – donnent une version vidéo d’une représentation. Or l’animal, Sète, une poulpette, se révèle aléatoire et imprévisible à chaque lever de rideau. Une pièce ludique sur les regards croisés et échangés entre non-humain et humain et la présence au temps et à l’Autre. L’opus fut créé dans le cadre de la série théâtrale dystopique d’après un effondrement, Vous êtes ici, dont il est le 5e épisode.
Hypersensible, Sète déploie huit bras, neuf cerveaux, trois cœurs et une constellation de ventouses. Pêchée en Méditerranée, où elle est menacée d’extinction par braconnage et pollution, la pieuvre, curieuse de nature, est capable d’interactions avec l’humain. Voici une médusante création en aquarium théâtral, dont vitres et projections font écho à nos écrans sous confinement. Dans sa lente danse gracile et pas de deux fragile avec l’humain, l’animal apaise. Et rappelle tout ce que nous avons naufragé et effondré. Mais aussi sut conserver. Ainsi notre curiosité enfantine prenant sa source à la beauté d’un monde flottant en sursis.
Le rapport au temps présent que permet le céphalopode est une dimension essentielle de cette création.
Stefan Kaegi: Si le spectacle n’a pas été conçu pour le confinement, plusieurs aspects y ramènent. On contemple ainsi un animal confiné entre quatre parois transparentes en plexiglas. Apparemment, la pieuvre essaie d’appréhender ce qui se déroule autour d’elle. Ou ce qui est placé dans son aquarium. Soit les règles et propositions pour s’ouvrir ou non à l’Autre. Ceci dans un contexte radicalement différent que celui du zoo ou d’un musée, où l’on passe rapidement d’un monde animal à l’autre.
A l’heure où l’humanité est en crise profonde et vitale, on regarde les animaux, se tournant vers eux, en s’interrogeant. Voient-ils mieux et davantage que nous qui avons perdu l’instinct? Pourrions-nous devenir utiles si ce n’est en disparaissant? Il y a aussi la question de la présence du comédien comme une capacité à habiter, investir et transformer l’espace scénique devenu ici empathique. A mon sens, les animaux sont intensément dotés de cette qualité de présence propre au théâtre, à l’art vivant.
Cela ramène à votre parcours artistique.
Lorsque j’ai commencé à faire du théâtre, des principes simples et un brin «bêtes» me furent rappelés. Ainsi, ne pas mettre animaux ou enfants sur scène, tant ils acquièrent par nature voire essence, une présence infiniment supérieure à celle de comédiens. J’ai donc enlevé les comédiens au lieu d’ôter les animaux. Dans ma pratique scénique, je convoque ponctuellement des animaux au plateau depuis une vingtaine d’années pour tenter de saisir notre relation au non-humain dans le respect de son altérité.
A Vienne en 2002, j’ai donc mis en scène 70 cochons d’inde pour Europa tanzt. 48 Stunden Wiener Kongress. À Buenos Aires j’ai travaillé avec des propriétaires d’animaux (Sentate! Un zoostituto, 2004). A Zürich, il y eut une mise en scène de 10’000 sauterelles (Heuschreckenen, 2009) avec scientifiques spécialisés en nutrition et expert.e.s de la NASA. Le collectif Rimini Protokoll, que j’ai cofondé, a placé des méduses en aquarium dans une exposition barcelonaise abordant le changement climatique (win<>win,2017).
Le spectacle interroge aussi la double dimension du présent et de l’avenir.
L’être humain est l’un des rares animaux à avoir développé la capacité à prévoir le futur. Et de penser au présent au-delà de ses simples besoins en nourriture. Dans le même temps, l’homme semble bien incapable de gérer un devenir qui met en péril toute vie sur terre.
Dès lors, regrette-t-on de ne pas être simplement confiné dans le présent? Ou est-on néanmoins fier d’avoir dépassé ce stade animal d’être uniquement dans le présent? C’est probablement l’une des interrogations productives ressortant de cette création. Nous avons ainsi partagé tout un questionnement avec des scientifiques, spécialistes, philosophes, activistes. On entend leurs voix off s’interrogeant sur un mystère. Elles sont retravaillées dans la diffusion comme une partition avec chambre d’échos.
L’écrivain engagé John Berger explique: «L’animal scrute l’homme à travers un gouffre d’étroite incompréhension. C’est pourquoi l’homme réussit à surprendre l’animal.» Parlez-nous de cette surprise dans le double regard animal-humain.
John Berger s’est beaucoup interrogé sur le visible et l’invisible dans l’art. Avec Temps présent…, la question est, entre autres, ce qui peut être visible des surprises que la poulpette vivrait face à nous. Et jusqu’à quel point elle cherche l’étonnement ou non. A ce titre, plusieurs dramaturgies de lumières ont été expérimentées au fil des répétitions. Au même titre que la manière dont l’aquarium est ouvert.
Il existe donc des éléments particulièrement constitutifs pour le spectacle qui se répètent à l’identique chaque soir: textes, sons, musique, partition lumière. Mais parfois dans un ordre différent. Comme ce point lumineux blanc projeté que semble suivre le céphalopode. Mais nombre de ces éléments demeurent flexibles et varient.
Avez-vous été étonné par l’animal?
Oui. De bien des manières, notamment dans ses interactions avec les mains de la performeuse. Les pieuvres ont souvent des comportements qui laissent présager une forme d'intelligence ou plutôt des capacités cognitives très poussées, aussi étranges soient-elles.
Possédant 500 millions de neurones dans le corps, qui peuvent prendre en charge le goût et le toucher, cet animal peut-il apprendre à l’homme d’autres formes d’adaptation à un environnement? Mais aussi de perception pour continuer à vivre dans les conditions toujours plus problématiques que nous connaissons? C’est possible.
Qu’en est-il de l’autonomie laissée à l’octopus?
Nous avons voulu donner ou laisser un pouvoir à cette entité de présence concentrée. Les pieuvres ne sont ni dressées encore moins manipulées, restant imprévisibles. Dotée d’une intelligence singulière, la pieuvre parvient souvent à anticiper certains mouvements à l’instar de l’ouverture de son espace. Le travail présenté se base sur une confiance mutuelle entre animal et humain développée sur la durée.
Cet animal asocial et solitaire, se tenant majoritairement à l’écart de ses congénères, parvient à jouer certaines scènes avec l’humain, à l’instar de situations de danse qui sont d’une grande beauté. L’octopus vulgaris dédouble, interagit avec la performeuse «soigneuse» Nathalie Küttel, qu’elle accompagne. Des deux côtés, Il existe une oscillation entre compréhension et incompréhension générant une certaine forme de mystère.
L’artiste lit aussi un passage du poète autrichien Rainer Maria Rilke…
Il s’agit d’un extrait de la Deuxième Élégie de Duino. Le texte commence par s’interroger sur la solitude et le rapport que l’homme entretient avec les anges. La question centrale est ici: «Pourquoi l’homme est-il un être de besoin? Qui est-il, qu’il ait besoin d’autres êtres?». Le poète a une vision ultrasensible des êtres humains. Il décrit les anges dans leur majesté étrangère à l’homme et inhumaine. C’est une tentative de «faire chanter» le non-humain.
Propos recueillis par Bertrand Tappolet
Temple du présent, solo pour octopus
Un film réalisé par Bruno Deville autour de la création de Stefan Kaegi en collaboration avec Judith Zagury et Nathalie Küttel du ShanjuLab, qui devait être présenté au Théâtre Saint-Gervais, Genève,
à découvrir en ligne du 8 au 10 février 2021 à 20h30, sur le site du Théâtre de Vidy-Lausanne
Rencontre en ligne artistes/public le mercredi 10 à l'issue de la diffusion du film
Photo Stefan Kaegi © Lena Tropschug