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Meunier et Bordat: poètes de la matière

Publié le 04.12.2017

 

Pensez-vous que l’enfoncement du monde dans le marais de la mondialisation et du néo-libéralisme est une fatalité? Du 5 au 9 décembre, la Comédie de Genève accueille la dernière création de la Cie française La Belle Meunière, La Vase. Pierre Meunier et Marguerite Bordat vous proposent de plonger avec légèreté dans une matière à comprendre, à transformer, à bâtir et à émouvoir.

Dans un espace configuré en lieu d’expérimentation, sorte d’impressionnant laboratoire de la matière molle, cinq acteurs et actrices nous dévoilent le bonheur délicieux de perdre appui, de se fondre dans l’informe et d’y oublier la terre ferme pour s'ouvrir à l'infini des fictions. Ni bien ni mal, la vase est un milieu amoral qui se situe entre le "pas propre", le visqueux, et la matière riche qui nourrit la biodiversité.

Circassien, cinéaste et metteur en scène, Pierre Meunier fabrique ses spectacles sur un mode participatif depuis 1996. Il nourrit son travail de rencontres avec des scientifiques, des philosophes, des séjours dans des sites industriels et d’ateliers de pratique théâtrale dans des milieux psychiatriques. Ses créations intègrent le mouvement et la matière, le plus souvent brute (pierres, sable, tôles, ressorts, fer plein, pneus…), comme partenaires principaux, agents poétiques et provocateurs, métaphores concrètes d’une relation au monde à haut pouvoir résonnant.

Depuis la pièce intitulée Le Tas (2002), Pierre Meunier collabore régulièrement avec la scénographe et plasticienne Marguerite Bordat qui se prête joyeusement aux frictions poétiques qu’il initie avec la matière. Ils forment désormais un duo rêveur qui signe Les Égarés en 2007, Du fond des gorges en 2011, La Bobine de Ruhmkorff en 2012 et la création Forbidden di sporgersi, présentée à La Comédie de Genève en 2016. Loin des narrations traditionnelles, leurs créations hors normes se situent au croisement des arts plastiques et du théâtre, en un vagabondage hétéroclite poétique et cru à l’humour délicat.

 

Lors de votre rencontre en 1999 sur une pièce de Joël Pommerat, qu’est-ce qui vous a séduit dans l’univers artistique de l’autre?

Pierre Meunier: Son inventivité, ses propositions audacieuses ont été pour moi tout de suite très stimulantes. Intuitivement j’ai senti que nous pourrions aller très loin, en dépassant par l'échange les limites de chacun. Il n'y a chez Marguerite aucune complaisance, aucun exercice du métier pour lui-même. Son exigence nous ramène toujours à relier concrètement le visuel et l'espace avec la recherche sur la matière.

Marguerite Bordat: De mon côté, entrer dans la Cie de la Belle Meunière a été une révélation quant à cette manière de travailler avec laquelle je me suis sentie enfin à l’aise et heureuse de créer. Nous partageons cette idée que le plateau de théâtre devient un véritable atelier ou laboratoire, et non un espace uniquement dédié au temps de répétition et de représentation. Tout est relié et entre dans un temps de création qui nous tient tant à cœur.

 

De quelle manière qualifieriez-vous le style de vos créations?

P. M.: Nous convions les spectateurs à la tentative d'un soir de partager une expérience sensible. Dans le sens où la matière est notre partenaire, elle fait un peu ce qu’elle veut (sourires). Elle induit une dimension expérimentale et aléatoire, où tout peut arriver tout le temps, et où l’accident devient un évènement positif en nous ramenant sans égards au présent de la représentation.

M. B.: La matière, comme le texte, les acteurs, le son ou la lumière participent chacun à parts égales à la création d’un langage qui nous est propre. S’en dégage une sorte de danse où la musicalité touche tant aux rythmes qu’aux tensions dans l'espace et au son, ce dernier étant particulièrement fourni et élaboré dans ce spectacle.

 

Après les pierres, les ressorts, les tubes métalliques ou encore la rubalise, comment votre attention s’est-elle portée sur ce matériau?

M. B.: Nous préférons parler d’attraction, car c’est vraiment ainsi que cela se produit: de manière assez simple et sans qu’on l’ait vraiment décidé. C’est en nous laissant glisser vers cette matière qu'elle a peu à peu commencé à nous inspirer.

P. M.: C'est comme une rencontre non désirée mais accueillie, qui fait résonner l'intime avec des dimensions poétiques, politiques, existentielles, sociales ou scientifiques. On a découvert une richesse possible dans cette rencontre qui nous a insufflé l’audace d’entamer un chantier de théâtre. Mais au départ, nous n’avons aucune intention, aucune idée préalable. On se laisse attirer sans rien projeter, et cela prend parfois du temps de surmonter le doute quant à la possibilité de partager l'intérêt que nous éprouvons pour telle ou telle matière. (Sourires)

 

Pour ce spectacle, vous êtes partis à la rencontre d’univers très différents, dont notamment ceux des chercheurs des laboratoires des Grands Ateliers de la région lyonnaise.

M. B.: Nous avons rencontré et collaboré avec les physiciens et ingénieurs d'Amàco (Atelier matière à construire) qui travaillent aux Grands Ateliers de Villefontaine (Isère) sur les matériaux déconsidérés tels que la boue, la terre crue, la paille, en lien avec l'architecture contemporaine. Un milieu très stimulant qui, outre le fait qu’il s’intéresse à des modes de construction en terre crue complètement oubliés, ajoute une dimension écologique à des matières habituellement laissées pour compte. Etienne Guyon et Henri Van Damme, spécialistes émérites des matières molles et des écoulements granulaires, nous ont également apporté leurs précieuses connaissances.

P. M.: Ces rencontres font partie du travail que nous faisons en amont des périodes de création. Depuis deux ans, nous avons également recueilli des témoignages de personnes reliées de près ou de loin à des aspects de cette matière, comme des habitants du bassin minier sinistré du Nord-Pas-de-Calais qui ont un fort engagement social et politique en lien avec la dimension d'enlisement. Quand on subit une telle catastrophe et qu’on se sent tiré vers le bas, submergé, quelles sortes de réactions cela génère-t-il? L’inventivité peut-elle naître dans ce marasme? Et à quel prix? Élus, veuves de mineur, épiceries solidaires, quelles possibilités ont-ils encore pour rebondir?

 

 

Comment naît la mise en mots de tout ce matériel accumulé?

P. M.: Dans un premier temps, à l'issue de ces rencontres, je me mets à écrire des bribes, des pistes possibles à explorer avec l'équipe. Par exemple, le langage des physiciens a été très inspirant pour moi, car il relève à mes yeux d’une qualité poétique insoupçonnée. Puis ces premiers textes sont mis à l'épreuve du plateau, l’écriture se poursuivant jusqu'au jour de la première et même après.

M. B.: Avec les acteurs, nous partageons le fruit de nos recherches, dont des textes trouvés au fil de nos pérégrinations et les vidéos des témoignages que nous avons recueillis. Puis nous expérimentons à travers de longues improvisations filmées, que Pierre réécrit ou pas.

 

Il en résulte une composition loin d’une narration traditionnelle.

P. M.: Nous espérons déjouer les attentes mal placées qui peuvent parfois parasiter le spectateur: ici pas de fil rouge ni de messages cachés, simplement une matière offerte à la perception et à la rêverie de chaque personne. On ne cherche rien à dire en particulier qu'il s'agirait de décrypter, le fait même de prendre la vase comme partenaire et de la mettre au centre de l’attention revêt aujourd’hui un sens très fort qui nous semble parler de lui-même.

 

A l’image du teaser de la pièce, c’est avec beaucoup d’humour que vous conjuguez poésie et philosophie dans vos créations, offrant une clé de lecture au jeune public également.

P. M.: L’humour est fondamental, on aime se tenir sur ce fil entre le grave et le léger, et surtout échapper à la leçon ou plutôt à l’idée qu’on en saurait plus que les autres. Nous partageons un questionnement, plutôt que d'incarner des convictions. Ce que nous proposons au public relève d'un exercice de liberté, une occasion d'éprouver sa propre indépendance de vision et de perception.

M. B.: Décomplexés, les enfants ont une sensibilité naturelle à la matière et un désir de nous voir jouer avec elle, sans avoir peur de ne pas comprendre.

 

Pourtant tous vos spectacles partent d’un «éprouvé profond», celui de la pesanteur, contre laquelle vous luttez.

P. M.: Mais sinon c’est l’écrasement, le nivellement sous toutes ses formes! J’éprouve chaque jour consciemment la nécessité de résister pour maintenir les conditions propices à notre essor et au déploiement de l’imaginaire dans toutes les dimensions de notre société. C’est une conscience à sans cesse réactiver car si on n’y prend pas garde la norme du plus pesant l’emporte toujours. Mais nous faisons confiance à la matière pour nous instruire sur les choses essentielles et évidentes de la vie, les lois physiques parlent secrètement de notre condition humaine…

 

Propos recueillis par Alexandra Budde

 

La Vase, une création de Pierre Meunier et Marguerite Bordat (Compagnie La Belle Meunière) à découvrir à la Comédie de Genève du 5 au 9 décembre 2017.

Renseignements et réservations au +41.22.320.50.01 ou sur le site du théâtre www.comedie.ch

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