Liens de sang et sacrifices
Cette œuvre transcende le simple spectacle lyrique pour devenir une exploration profonde des conflits humains et des dilemmes moraux intemporels. Cherkaoui fusionne habilement la musique, la danse et l'art visuel pour créer une expérience immersive et émotionnelle.
Avec une approche plastique sensible, il respecte la profondeur mythologique et la complexité psychologique des personnages. Hantée par le carnage de la Guerre de Troie, l'histoire de l’autocrate Idoménée, roi de Crète, confronté au dilemme de sacrifier son fils, Idamante, pour apaiser les dieux, résonne avec notre époque, où les décisions politiques compromettent souvent l'avenir des générations à venir.
La collaboration avec la plasticienne Chiharu Shiota offre une dimension visuelle frappante, symbolisant les liens entre les personnages et les destins entrelacés à travers des installations de fils rouges ou blancs.
Les costumes de Yuima Nakazato, à la fois traditionnels et futuristes, renforcent le symbolisme et évoquent la tension entre différentes époques et forces intérieures.
Sous la direction de Leonardo García Alarcón, la musique crée une atmosphère envoûtante qui intensifie l'impact dramatique de la pièce. La danse joue un rôle essentiel en exprimant les émotions les plus profondes des personnages et en illustrant leurs conflits intérieurs. Cherkaoui utilise le langage chorégraphique pour explorer les thèmes de la culpabilité, du sacrifice et de la rédemption, traduisant ainsi que les non-dits et les silences du livret. Rencontre.
Qu’est-ce qui peut distinguer votre approche d’Idoménée de celle avec Damien Jalet pour Pelléas et Mélisande de Debussy-Maeterlinck*, dont on retrouve le goût pour les liens?
Sidi Larbi Cherkaoui: Nous avions déjà travaillé la dimension métaphorique et la matérialité liées au tissage dans l’opéra de Debussy. Ainsi les cheveux de Mélisande prolongés de filins précieux étaient une manière géométrisée d’évoquer son emprise sur d’autres personnages du drame, singulièrement sur Pelléas.
Pour Idoménée, le travail aux côtés de la scénographe et plasticienne japonaise Chiharu Shiota, démultiplie cette idée de la corde reliant les êtres, les sentiments, les émotions et les vécus.
Tout est raconté à travers ces liens éminemment concrets, les guindes créant une impression de l’ordre du filet de pêche. Lors du quasi-naufrage de la flotte d’Idoménée, les squelettes stylisés des embarcations de la flotte du souverain crétois volent derrière cette gaze de fils rouges cascadant des cintres.
Eminemment malléables et ductiles, les cordes de la plasticienne japonaise Chiharu Shiota soulignent et prolongent les liens conscients et inconscients entre les protagonistes de l’histoire. A l’instar de la danse, la scénographie se révèle hautement fluide. Et partant moins aisée à maîtriser.
Les danseurs et les danseuses sont ainsi continûment en train de faire bouger ces éléments cordés, construisant et déconstruisant des images fugaces par essence.
Peu après leur mise en place, les images scéniques en viennent donc à se décomposer rapidement. Cela reflète le rapport multiforme, polysémique à un passé traumatique - l’anéantissement de Troie, la mise en servitude des prisonniers déportés -, dont la clarté vient parfois à échapper à certains protagonistes de cette tragédie.
Cela débouche sur le fait qu’il est possible d’inclure ce passé de manière contrastée voire antinomique suivant les personnages.
Assurément. Mais il faut préciser que Neptune est concrètement et épisodiquement incarné par un danseur, alors qu’une danseuse campe Minerve, déesse symbole de la Connaissance, de la Sagesse et de la Stratégie. Celle-ci fait pleinement partie de la Crête tandis que le dieu de l’Océan et de la Mer est plutôt connecté au monde troyen.
Le livret est sous-tendu de la tension rémanente entre ces deux divinités. Elle traverse ainsi les déchirement et conflits intérieurs d’Idomenée, son fils Idamante et Ilia, fille de Priam, souverain de Troie. Et même d’Elettra, fille d'Agamemnon, héros grec de la Guerre de Troie et roi de Mycènes.
Ensemble, ces personnages souffrent de ce qui se déroulent entre ces dieux.
Je l’ai envisagé comme un politicien d’aujourd’hui. Plusieurs pays sont actuellement tenus par d’anciens militaires devenus politiciens. Ou des hommes politiques ayant fait de la guerre un but en soi afin notamment de conserver le pouvoir. Ils n’arrêtent jamais d’envisager la guerre comme une haute valeur créatrice de tensions.
Ce souverain ne comprend pas que son temps est révolu et qu’il doit transmettre son pouvoir à une autre génération. Je me suis ainsi laissé inspirer par la version théâtrale tragique d’Idoménée qui se métamorphose en victime pour ne pas faire face à ses responsabilités.
La fin en est réellement tragique alors que le roi de Crète fait un choix aux antipodes de ce que l’on serait en droit d’attendre d’un homme sage.
Cette option de distribution est intimement liée à la peur du féminin qui agite le tragique et le monde grec. Le fait qu’Idamante soit joué par une femme devient emblématique de toute une jeunesse sacrifiée pour prolonger l’existence et l’échec politique et social de la génération qui l’a précédée.
Je songe ici à des figures d’activistes qui se trouvent être souvent des jeunes femmes en résistance et malmenées par l’ensemble de la société. L’une des principales raisons en est leur idéologie jugée par trop utopique. Elles ne souhaitent que des accomplissement et réalisations visant à la préservation de la vie et de l’avenir avec bienveillance, gentillesse et sentiment d’inclusion.
Des dimensions si nécessaires et essentielles pour une vie viable en société. Mais qui pour des monarques comme Idoménée mettent en péril leur pouvoir.
Idoménée se scelle traditionnellement en apothéose de félicité par la prise de pouvoir conjointe d’Ilia et Idamante, tout étant in fine pour le mieux dans le meilleur des mondes. Excepté le fait que le monde dans lequel nous vivons aujourd’hui ne fonctionne absolument pas ainsi.
Dès lors, mon envie est précisément d’honorer l’aspect tragique de cette histoire qui est une authentique tragédie grecque. Elle reflète ce qui m’attriste dans l’actualité du monde y voyant cette volonté de surenchère vengeresse, des conflits armés aux attentats et bombardements.
Ainsi l’opéra Idoménée témoigne du péril à tomber dans des formats de puissance autocratique sans l’once d’une bienveillance envers les peuples.
La fille d’Agamemnon, qui fut assassiné, aime passionnément et sans contrepartie Idamente tout en étant hantée par les Furies, déesses vengeresses**. Ce personnage reste dans une logique personnelle ferme tout en suivant celle du pouvoir. Si le scénario du pouvoir patriarcal suivait son cours, Idoménée remettrait la souveraineté à son fils. Et Elettra pourrait s’unir à Idamente.
Mais elle n’est pas consciente de plusieurs faits. Ainsi la promesse d’Idoménée faite à Neptune pour échapper à sa mort annoncée par naufragé. Promesse de sacrifier la première personne qu’il croiserait en Crête et se révélant être son fils. Victime de non-dits, Elettra est possiblement tout aussi naïve, à sa manière, qu’Idamente.
Le chant fait corps avec l’action dans cette partition aux couleurs incroyablement variées et contrastées avec une part importante dévolue au ballet. J’ai ainsi essayé de ne pas couler l’œuvre dans une humeur unique. Il s’est agi de révéler derrière une situation paraissant apriori joyeuse, serait plutôt mortifère ou empreinte de crainte.
Les passages orchestraux sont traversés par des harmonies riches et des textures transparentes, favorisant une toile sonore immersive.
A la direction musicale, Leonardo García Alarcón est un génie dans sa manière de nous emporter en travaillant une partition traduisant une gamme étendue d'émotions, de la grandeur tragique à l'intimité lyrique.
A ce titre l’opéra de Mozart s’inscrit dans le sillage d’Alceste opéra français emblématique et tragédie lyrique sacrificielle de Gluck que j’ai monté à l’Opéra de Munich (2019) puis à Rome, après avoir porté à la scène Les Indes galantes de Rameau (2016).
A mes yeux, Le travail de Gluck fut une référence pour Mozart dans son Idoménée. J’ai senti cette parenté et ces connexions entre les deux compositeurs. Sauf que pour Alceste, j’avais opté pour une fin optimiste, à la Walt Disney, dans le fait de retirer une leçon profonde et apaisée d’une tragédie. A contrario, Idoménée est une histoire qui finit fort mal.
Idoménée
Du 21 février au 2 mars 2024 au Grand Théâtre de Genève
Dramma per musica de Wolgang Amadeus Mozart
Sidi Larbi Cherkaoui, mise en scène et chorégraphie - Leonardo García Alarcón, direction musicale - Chiharu Shiota, scénographie
Avec Bernard Richter, Lea Desandre, Federica Lombardi, Giulia Semenzato, Omar Mancini, Luca Bernard, William Meinert
Informations, réservations:
https://www.gtg.ch/saison-23-24/idomenee/?date=1709235000
*En raison de la pandémie, la création de Pelléas et Mélisande (janvier 2021) fut diffusée sur une plateforme dédiée du site du GTG et RTS Play, ndr.
**L’aria d’Electra de l’acte I se lamentant sur la disparition d’Idoménée dans le naufrage de son navire et pressentant que cette mort ouvrira la voie au mariage d’Idamente et d’Illia, est un modèle de «furie amoureuse» rarement égalé, ndr.