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Les "Séparables": la force de l’amour pur

Publié le 19.01.2018

 

«C’est pas un copain pour toi, ma fille. Je te jure, ça va mal finir. Ses parents ils ne nous aiment pas, ça se sent, non? Et les chiens font pas des chats, ils font des chiots super mignons qui plus tard, à force, deviennent de gros bergers allemand féroces, tu comprends?»

Le Théâtre Am Stram Gram retrouve son fondateur, le comédien et metteur en scène Dominique Catton, pour la création de la pièce Les Séparables, en collaboration avec sa complice de longue date, Christiane Suter, du 19 janvier au 4 février. Après Albatros (2004), Alice et autres merveilles (2007) et Blanches (2009), le duo à quatre mains s’est emparé de la nouvelle pièce de Fabrice Melquiot éditée aux éditions de L’Arche en 2017, une histoire actuelle, celle d’une amitié entre deux enfants qui devient un amour malgré les différences culturelles qui auraient dû les séparer.

«Dans ma carrière j’ai monté de nombreux classiques comme Molière, Marivaux ou Musset, qu’on présentait à des enfants de dix ans en version intégrale. Mais quand on leur propose un texte d’aujourd’hui, il y a quelque chose d’encore plus fort.» leprogramme.ch a rencontré Dominique Catton, qui, après avoir reçu l’anneau Hans Reinhardt, la plus haute distinction nationale pour le théâtre en 2005, a été récompensé en 2017 par le prestigieux Prix culturel de la Fondation Leenaards. Interview.

 

Pouvez-vous nous raconter comment débute Les Séparables?

C’est le personnage de Romain, neuf ans, qui parle de ses fabuleuses sensations physiques qu’il contemple: «Tu vois le martin-pêcheur écrire quelque chose dans le ciel. Tu entends le poisson multicolore pleurer dans l’aquarium. Tu sens l’odeur des œillets penchés sur la table. Quand tu presses une moitié de citron sur ta langue, tes poils se dressent comme des bambous à l’approche du panda. […] Tu as décidé de vivre, tant mieux. Moi aussi, j’ai décidé de vivre. Je vis, tu vois. Sur mon cheval de bois.»

 

C’est la quatrième pièce de Fabrice Melquiot que vous mettez en scène, qu’est-ce qui vous touche particulièrement dans son écriture?

Quand j’ai lu Albatros, la première pièce de Fabrice que j’ai montée, pour moi c’était le coup de foudre, j’avais trouvé un grand auteur qui dédiait son art au jeune spectateur. Fabrice Melquiot emploie à la fois une expression littéraire, sans être châtiée, et en même temps un langage familier et actuel très accessible aux enfants. Dans ses textes, on navigue sans cesse entre la beauté poétique du langage et son côté argotique.

Ce qui m’émeut le plus, je dirais à tous les étages, c’est le contenu: une substance dans laquelle on entre de manière très directe, tout en accédant au fil de l’histoire de manière très fragmentaire et stimulante comme dans un jeu de piste, par des allers-retours dans l’espace et le temps, entre la narration et les parties jouées. Dans cette histoire, on bascule en permanence entre la réalité quotidienne et l’imaginaire de ces deux enfants hors normes, ce jeune garçon français, Romain, et cette jeune fille maghrébine, Sabah, qui se rencontrent.

 

Peut-on dire que Les Séparables est une pièce de théâtre politique pour les enfants dès 9 ans?

Oui bien sûr, ce qui se passe aujourd’hui dans le monde est très présent dans l’écriture de Fabrice, particulièrement dans cette pièce, mais on reste toujours dans de la matière théâtrale. Fabrice ne fait pas d’enquête, il se fait simplement ambassadeur poétique du réel, c’est-à-dire qu’il parle de l’individu dans la société avec ses fragilités et ses violences, mais le personnage n’est jamais un porte-drapeau, il reste un personnage de théâtre. Les enfants sont toujours le reflet de leurs parents. Romain en viendra à traiter Sabah de "sale Arabe" dans un moment de colère, amenant Sabah à lui répondre que ses parents avaient raison quand ils lui disaient que les chats ne faisaient pas des chiens.

 

 

Fondateur du premier théâtre consacré au jeune public à Genève en 1974, le Théâtre Am Stram Gram, pensez-vous que les auteurs de théâtre à destination des jeunes spectateurs ont gagné en liberté d’expression aujourd’hui?

Au-delà de ce que pense l’opinion publique, je crois qu’il s’agit toujours d’un choix personnel. Lorsque j’ai commencé en 1974, j’ai choisi de traiter des sujets dont l’actualité était toujours brûlante à travers des grands auteurs classiques, comme La nuit des rois de Shakespeare. Des pièces qui n’ont pas été spécialement écrites pour les enfants, mais qui me paraissaient leur être accessibles. Il s’agissait juste de les mettre à leur portée.

Ce que je constate dans le théâtre en général, c’est qu’on a beaucoup développé l’écriture de plateau, faite à partir d’improvisations, et qu’on délaisse un peu trop les auteurs, privilégiant à mon goût le spectacle d’image aux dépens du texte. Je ne suis pas contre l’utilisation de la vidéo ou de toutes autres technologies modernes pour la mise en scène, mais j’ai l’impression que la forme prend souvent le pas sur le contenu.

 

Vous avez fait appel à deux jeunes comédiens, Nasma Moutaouakil et Antoine Courvoisier, que leur avez-vous demandé pour incarner ces deux enfants de 9 ans et 9 ans et demi?

Avant tout, il fallait que la différence de culture soit visible sur le plateau, ainsi qu’une certaine juvénilité. Et ces jeunes adultes de 25 et 27 ans témoignent d’une grande fraîcheur naturelle, d’un jeu spontané et très concret. Ils ont expérimenté avec nous une formule de travail que nous privilégions depuis longtemps: deux séquences de répétitions à plusieurs mois d’intervalle, pour décanter et enrichir le travail.

Nous leur avons demandé de se connecter à leur propre enfance, à cette part de nous qui ne devrait jamais nous quitter, cette spontanéité de la "1ère fois", cette expérimentation des émotions brutes, qui, dans la quête d’identité des jeunes se manifeste tant par l’affirmation que par l’agressivité ou l’humour. Sans être soulignée, il y a là aussi une allusion évidente à Roméo et Juliette de Shakespeare, notamment dans la rivalité des familles. Car ce qui les rapproche c’est la grande solitude de leur réalité quotidienne. S’ils ne sont que deux sur le plateau, on sent qu’il y a tout un monde derrière eux, leurs familles, mais aussi toute la société.

 

 

Avec Les Séparables, vous tentez également une nouvelle expérience en donnant à voir la fabrication de l’univers sonore en direct.

Depuis quelques années, j’aime à créer mes scénographies. Dans Les Séparables, la difficulté était la multitude de lieux: leurs immeubles résidentiels, leurs chambres, il y a des séquences sur le chemin de l’école, dans la forêt. D’autre part, comme ce sont des enfants qui ont des visions, notre idée était de créer un espace qui puisse faire fonctionner l’imaginaire du public et surtout des acteurs. Il y a comme une vague ou un terrain de skateboard au centre du plateau où trois plans se succèdent avec, au creux de ce méandre, les rêveries des jeunes gens qui apparaissent à leurs yeux, mais pas à ceux du public, l’invitant ainsi à imaginer ce qui s’y passe. Dans cet univers, la verticalité des immeubles comme des arbres de la forêt est représentée par des échelles, et une passerelle en pente oblige les comédiens à se mouvoir en épousant l’espace à leur disposition. La lumière créée par Andrea Abbatangelo vient ponctuer les différents espaces.

Comme notre travail est du cousu main et que tout est fabriqué sur la scène, nous voulions que la représentation mette tant en avant le jeu des acteurs que la création musicale. Dans le décor, une lucarne ouvre sur les créateurs sonores Jean Faravel et Renaud Millet-Lacombe. Partenaires des acteurs, ils créent la musique en direct avec un enregistreur, un tourne disque, un tambour et une boîte à effets. Avec ces éléments très simples ils construisent par la suggestion des ambiances à couper le souffle.

 

La force de l’amour pur sera-t-il le plus fort au terme de cette histoire?

Peut-être (sourires). Ce qui est certain, c’est que Les Séparables est une grande pièce d’espoir.

 

Propos recueillis par Alexandra Budde

 

Les Séparables, une pièce de Fabrice Melquiot mise en scène par Dominique Catton avec la complicité de Christiane Suter, à voir en famille dès 9 ans au Théâtre Am Stram Gram à Genève du 19 janvier au 4 février 2018.

Renseignements et réservations au +41.22.735.79.24 ou sur le site du théâtre www.amstramgram.ch

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