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Le temps des dernières fois

Publié le 16.11.2023

Dans une langue poétique et inspirée prenant le pouls de ce qui s’éclipse et disparaît en l’être humain condamné à mort, Karelle Ménine a écrit un dialogue. D’elle à lui. Au bout du couloir, la mer est à découvrir à Saint-Gervais du 21 au 26 novembre, Genève dans le cadre du Festival Les Créatives.

Lui s’appelle Newton (désigné par la lettre N) et passe 23 heures sur 24 dans sa cellule au Texas**. A la radio, on peut lui lire une dernière lettre. L’auteure, historienne et ancienne journaliste Karelle Ménine commence par égrener les heures du détenu. Son texte témoigne que dans le système carcéral étasunien, les punitions sont collectives: "si un prisonnier ne finit pas le dessert de son dernier repas, tout le monde est privé de dessert."

La partition est passée sur le fil barbelé d’une douceur en dent de scie par la comédienne Mélina Martin. Oubliez les estimables séries américaines se déroulant dans des espaces carcéraux, Orange is The New Black et Prison Break. La création de Karelle Ménine et de son équipe artistique n’est pas dans le suspense, les relations toxiques entre personnes détenues et le réel ultra stylisé formaté pour le prime time. Le dessein n’est pas ici de faire le procès de la peine capitale. Ni de s’interroger sur le fait, largement admis aujourd’hui, que le meurtrier mérite sa mort selon un supposé droit immémorial à la vengeance et à la riposte. Le spectacle explore plutôt nos liens polysémiques et interrogatifs à la mort et à l’enfermement.

Au bout du couloir, la mer retient aussi le silence tombant sur les vies en sursis. Il se traduit dans les mouvements tour à tour fluides et anguleux, pendulant entre apparition et disparition de la danseuse Marthe Krummenacher. La musique, elle, est composée et interprétée par la pianiste Viva Sanchez co-fondatrice de l’Ensemble Batida. Rencontre avec Karelle Ménine.



D’où vous est venue l’idée du monologue, qui est l’une des parties d’Au bout du couloir, la mer?

Karelle Ménine: L’idée est venue d’une dernière lettre que j’ai adressée à un condamné à mort. Ce texte est de fait un monologue puis qu’il n’existe pas de possibilité de réponse ou de dialogue. De fait, je m’intéresse depuis longtemps à la question carcérale. Ce qui concerne la prison ne regarde-t-il pas la société tout entière? En l’occurrence, j’ai découvert un appel à une correspondance émanant d’un condamné à mort sur le site d’Amnesty International.

Entrant ensuite en contact avec ce condamné à mort qui ne connaissait alors pas sa date d’exécution, nous avons correspondu quelques mois avant que ne tombe le jour terminal. Sans possibilité de report. A ce point, cet homme m’a demandé une dernière lettre. Son écriture fort difficile a été le terreau de nombreuses questions qui m’ont tenues au corps pendant de longues années.

Pour la question évoquée dans cette création de de l’émission de radio durant laquelle des voix d’auditeurs.trices peuvent s’adresser à un condamné à mort peu avant son exécution tandis que lui a l’obligation de rester mutique, on peut s’interroger: Existe-t-il encore un intérêt à entendre des voix inconnues au seuil de son exécution?



Quelles furent vos interrogations?

Comment l’on débute et termine une dernière lettre. Que veut-dire parler à un être condamné à mort, surtout lorsqu’il est pleinement vivant de sa santé? Que signifie se dissocier du jugement que l’on peut avoir sur des êtres qui auraient commis des actes si ignobles qu’ils "mériteraient la mort"? Soit dissocier la rencontre avec cet homme d’une envie de juger l’Autre.

Mais aussi quel sens cela a-t-il d’utiliser la radio, comme médium pour accompagner la mort d’une personne? Ce média de rencontre puissant me semble toutefois parmi les plus belles créations de l’humain. Et finalement, de quelle manière vivre ces instants vertigineux où l’on doit dire adieu à quelqu’un qui s’en va? A ce titre, il semblerait que l’on soit aujourd’hui fortement démuni face à cette perspective tant nous avons retiré le sacré, les rituels et codes religieux sur lesquels éventuellement s’appuyer.

Et au-delà de ce monologue?

Si le monologue est le point central de la création, il y a aussi la rencontre déterminante avec l’équipe artistique. En voyant Marthe Krummenacher danser, en travaillant avec la comédienne Mélina Martin sur d’autres projets et à l’écoute de la grâce et de l’intelligence musicale de Viva Sanchez, j’ai pu m’apercevoir que leur volonté commune de porter ce projet fut presque plus grande que la mienne.

Le texte est ainsi entièrement retravaillé avec elles. Tout en l’apprenant, Mélina Martin me faisait ainsi des remarques sur l’équilibre d’une phrase ou le choix d’un mot. Quant à elle, Viva Sanchez m’a demandé d’aller plus loin dans le texte afin qu’il devienne partition musicale. Et que mot et musique puissent fusionner.





Le "couloir de la mort" est un monde de privations.

J’ai la conviction que le grand public ignore les conditions carcérales des personnes détenues. Que ce soit dans une prison d’ordre courant ou une section de condamnés à mort. Il existe ainsi une idée largement admise. Soit que ces personnes incarcérées l’ont bien mérité. Soit que leur réalité n’est pas si difficile et sauvage que cela. Il s’agit de confronter à ce quotidien carcéral, brutal voire barbare.

A la privation de liberté, s’ajoutent d’autres punitions. Or elles sont illégales au regard de la loi et des droits humains élémentaires. Cela va du manque d’hygiène, des violences quotidiennes tant physiques que psychologiques, du viol entre détenus. Pour les condamnés à mort, l’incapacité d’avoir ses sens en activité car plus aucun n’est sollicité dans une isolation radicale. Dans une démocratie, il faut rappeler les fondamentaux, la condamnation équivaut à la seule privation de liberté. Sans ajouter de la violence dans de lieux d’enfermement.

Votre écriture joue dans la dernière partie du monologue sur le mouvement de ressac des vagues.

C’est exactement la force du ressac marin de ne jamais répéter deux fois la même vague. Partant, dans le mouvement de répétition il y a toujours un acte de création. Pour moi, c’est une belle métaphore de la vie. Nous ne devrions pas ainsi répéter nos erreurs que pour le sublimer. Et aller au-delà. La mer a ce côté vivant et rassurant, profond et noble. Elle est musique.

Le mouvement des vagues est aussi palimpseste. On recouvre du vivant par du vivant. Il y a là une métaphore de l’écriture. Je m’inspire toujours du poète Rainer Maria Rilke disant de l’écrivain.e qu’elle est la personne qui «poursuit la phrase laissée en points de suspension» par l’écrivain.e précédent.e. C’est aussi le sens d’une vie.





On ressent la douloureuse acuité de votre texte à l’écoute notamment de ce fragment: «... et les meurtres engendrèrent les massacres et les massacres engendrèrent les revanches et les revanches engendrèrent les bataillons et les bataillons engendrèrent les ennemis...»

Déjà lu à trois voix a capella première partie d’un concert du chanteur et acteur belge Arno et sur son invitation, ce texte a été écrit alors que je travaillais sur le déploiement de la poésie au cœur de l’espace public. Et il est né de mes parcours autour de la prison de Mons où fut enfermé Verlaine**. J’ai ainsi conçu ce texte comme tournant autour des murs carcéraux et montant vers le ciel. La question centrale ici est celle de savoir ce que l’on peut écrire sur les murs d’une prison, hors le cycle infini du vivant. Il est précisément ce qui nous traverse sans cesse. Nous nous relevons puis tombons. Et ainsi de suite. De fait, ce cycle rejoint le mouvement des vagues. Ceci en essayant d’apporter à chaque nouvelle phrase un élément supplémentaire sur la vie. Mouvement du vivant, Il remplace la mer que je n’ai pu faire entendre à N.

Vous réactivez une performance réalisée pour la création d’Avenir provisoire (Théâtre de l’Usine, 2002).

Il s’agit de voir comment créer de la poésie à partir de la barbarie. C’est un geste léger et subtil, dont se saisit ici la danseuse et chorégraphe Marthe Krummenacher. Ce moment est destiné aux personnes incarcérées, enfermées. A titre personnel, j’ai grandi dans un pensionnat catholique que tout le monde essayait de fuir. Ses murs d’enceinte étaient donc hérissés de barbelés.

Parlez-nous de la première partie qui se déroule à l’extérieur...

Le spectacle recouvre les trois actes d’une vie. Il y a ainsi la légèreté de l’enfance. C’est bien la force de l’interprétation de Marthe Krummenacher que de traduire en mouvements et gestes le fait qu’un enfant joue de tout. L’espace ne lui apparaît pas dangereux. En a-t-il réellement la perception? Peut-il savoir ce qu’est l’Autre? A la place Simon Goulart***, j’ai beaucoup observé cet esprit d’enfance qui se révèle vaste. A un point, l’espace public va limiter et mettre des contraintes à cette étendue de l’esprit d’enfance. La danseuse explore alors trois endroits du corps: l’amplitude du mouvement, la richesse de l’enfance, le moment de l’adolescence et du monde adulte où les choses deviennent plus serrées et complexes. Les murs se referment. Jusqu’à l’acte d’enfermement et son échappée. Marthe Krummenacher a un double, un enfant monstre se métamorphosant en cauchemar. On est dans la symbolique. Celle du fantôme et de la mort. Cela peut ramener au Tschäggättä, ces personnages monstrueux que l’on voit dans certains villages suisses durant Carnaval.

Propos recueillis par Bertrand Tappolet


Au bout du couloir, la mer

Du 21 au 26 novembre au Théâtre Saint-Gervais, Genève, dans le cadre des Créatives

Karelle Ménine, mise en scène. Et texte, avec l’équipe de création
Avec Marthe Krummenacher, danse - Mélina Martin, jeu - Viva Sanchez, musique

Informations, réservations:
https://saintgervais.ch/spectacle/au-bout-du-couloir-la-mer/


* Newton Anderson a été condamné à mort pour le meurtre d'un couple pendant un cambriolage en 1999. Il a été exécuté en avril 2007 par injection à la prison de Huntsville (Texas), ndr
Selon une dépêche AFP reproduite par le site peinedemort.org: «Dans une lettre manuscrite adressée à la famille de ses victimes, le condamné à mort s'est déclaré "désolé" pour son crime commis il y a près de 8 ans. "Jusqu'à ma dernière seconde, je vivrai avec cette culpabilité et cette honte", a-t-il écrit dans cette lettre... Peu avant de recevoir l'injection mortelle, il a dit espérer que sa mort "soulagera" ceux qui ont souffert à cause de son crime.»

** Le 25 octobre 1873, Verlaine est incarcéré dans la prison de Mons. Après l’une de leurs disputes, le poète a tiré sur Rimbaud, le blessant légèrement. Il mourra à 51 ans dans une misère noire, ndr

*** La Place Simon-Goulart jouxte le Théâtre Saint-Gervais et accueille la premier Acte d’ Au bout du couloir, la mer, ndr