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"Laterna magica"au Théâtre Forum Meyrin. Dorian Rossel explore les mécanismes de la pensée.

Publié le 19.04.2019

 

«Au lieu de visages, nous a-t-on donné des masques à porter, au lieu de sentiments nous a-t-on inculqué l'hystérie, au lieu de tendresse et de pardon, nous a-t-on abreuvé de honte et de culpabilité? Pourquoi derrière cette façade du prestige social avons-nous vécu une aussi effroyable misère? Pourquoi ai-je été incapable de nouer des relations humaines normales?»

L’honnêteté des mots du metteur en scène et réalisateur suédois Ingmar Bergman ne trompent pas, son enfance et son éducation ont marqué au fer rouge celui qui remporta la Palme des palmes à Cannes en 1997. Dans son ouvrage Laterna magica (1987), il fait le portrait d’un homme plein de fureurs introspectives qui a cherché à sublimer ses névroses en allant aux limites de la représentation et faisant de l’intériorité de l’âme son sujet de prédilection comme un art thérapie.

Pour sa nouvelle création qui ira cet été au Festival Avignon OFF, le metteur en scène Dorian Rossel reprend le titre de cette œuvre phare de Bergman, à voir au Théâtre Forum Meyrin du 30 avril au 4 mai 2019, et dont il a cherché à mettre au jour les mécanismes inconscients de la pensée humaine à travers celle de Bergman.

 

Quel est votre premier souvenir de Bergman ou le plus marquant?

A chaque fois que je parlais d’un film à mon père, il me répondait inlassablement que ça ne valait pas du Bergman, ce qui a opéré un blocage chez moi pendant des années (sourires), jusqu’au jour où je m’y suis plongé à travers le récit de Laterna Magica. Puis j’ai regardé ses films et j’ai compris que la source de toutes ses créations pointait vers ce livre, notamment vers cette enfance stricte et profondément religieuse dont il a beaucoup souffert et qui influença toute son œuvre.

 

Comment est né ce projet et de quelle manière avez-vous décidé de le traiter?

C’est le fruit d’une rencontre artistique forte avec Fabien Coquil, un partenaire de travail très précieux dont j’ai fait la connaissance à travers un stage que je donnais. Il a repris plusieurs des rôles dans le répertoire de la compagnie cette saison et c’est presque comme une évidence qu’il s’est révélé à moi être celui qui jouerait Bergman. Après Le dernier métro (2018), j’ai eu l’impression de clore un cycle de recherche. Puis avec Delphine Lanza, qui cosigne la mise en scène de cette pièce, et Fabien, nous avons passé un an autour de ce projet avec l’envie de requestionner la forme à travers une nouvelle manière de travailler notre rapport à la narration, à l’espace, mais aussi à l’éclairage et aux sons en particulier.

A l’image du cinéma, la musique est un élément prépondérant, un réel connecteur avec l’inconscient. Lorsqu’une musique est répétée, inconsciemment le subconscient se relie à l’objet de pensée évoqué précédemment. Et le travail de Yohan Jacquier, le musicien qui l’a composée, et de Thierry Simonot, qui a eu toute une réflexion sur comment l’amplifier, est sensationnel à ce point de vue. Comme une polyphonie, nous avons joint nos expressions pour ne faire plus qu’un à la fin. Ce que nous proposons, c’est d’aller toucher cet inconscient ensemble, d’essayer de s’ouvrir à la mer souterraine qui gronde sous la glace, le temps d’une représentation.

Sur scène, nous sommes dans un espace mental, nous ne sommes pas dans une situation réaliste comme son cabinet de travail, mais nous sommes avec lui, avec ses obsessions et ses fantômes, dans cette chambre noire où les images se développent avant qu’elles ne prennent vie sur scène ou à l’écran. Et il y a toujours un glissement entre le réel et l’imaginaire, ce qui nous met dans un vertige peu exploré que je souhaitais pénétrer.

 

 

Comment décririez-vous son style littéraire?

Ce que j’aime chez Bergman, c’est son immense liberté et sa diversité formelle. Il n’y a pas un seul style Bergman, car il a utilisé toutes les ressources des différents arts qu’il a côtoyés pour essayer d’exprimer la complexité humaine. Dans cette vraie-fausse autobiographie, son modus operandi est de se nourrir de ses événements personnels traumatiques pour l’accomplissement de ses gestes créatifs.

Que retient-on d’une histoire? C’est toujours très fragmentaire. Quand on contemple un tableau, chacun regarde un détail en particulier parce qu’il le touche personnellement. C’est la même chose au théâtre, on se demande toujours ce que les spectateurs recevront, comment faire pour que les thématiques se révèlent à eux et qu’ils puissent voyager à l’intérieur? Comment rendre compte de nos réalités, de ce qui se passe en nous-mêmes, dans ce monde souterrain de l’inconscient?

Bergman est allé loin dans les zones obscures et irrationnelles de l’homme, et rarement l’âme humaine a pu être couchée sur le papier avec autant de justesse, dans le sens où on se reconnait totalement dans quelque chose d’incompréhensible. Et, étonnamment, avec beaucoup de joie. Car si les thèmes sont très profonds, ils n’apparaissent pas lourds et glauques. Son écriture est très vivante, comme si elle cherchait à attraper la vie dans cette part d’irrationalité qui nous habite tous. Comment rendre visible l’invisible à travers le visible? Une des questions qui a nourri notre recherche dès nos premiers pas sur Bergman.

 

Un mot sur l’homme qui a révolutionné le 7ème art.

On se souvient de lui comme cinéaste principalement, mais toute sa vie il a été autant impliqué dans le théâtre que dans le cinéma, produisant deux mises en scène et un film chaque année ou presque, tout en gérant la direction d’un théâtre.

La notoriété le touchait peu, c’était un chercheur sans complaisance, un aspect de sa personnalité qui me touche beaucoup et dans lequel je me reconnais. Laterna magica fut très critiqué à sa sortie, car au lieu de trouver une autobiographie à sa mémoire, le monde a découvert une critique acerbe de ses plus grands chefs-d’œuvre, déboulonnant la statue du commandeur que le pays lui avait érigée. Ceux qui disent connaitre Bergman l’ont mal compris, puisque lui-même n’a jamais pu sonder son propre mystère.

C’est pour cette raison que nous avons choisi d’axer notre recherche sur les origines de Bergman, d’où il vient, dans quel contexte il s’est construit. Et comment il a trouvé à s’en sortir, à travers toutes les histoires qu’il a racontées dans sa vie. En retransformant le réel à travers des illusions pour tenter de mieux le saisir et de le partager. C’est le phénomène psychologique de la résilience, qui consiste, pour un individu affecté par un traumatisme, à prendre acte de l'événement traumatique pour ne plus, ou ne pas, avoir à vivre dans la dépression et se reconstruire d'une façon socialement acceptable. Il dit d’ailleurs s’en être mieux sorti que son frère et sa sœur. Sa vie durant, il ne cessera de se questionner sur qui étaient ses parents, qui il était lui avec des parents comme cela, ce qu’il exprime à travers Laterna magica. Ce livre fascine tous les psychanalystes parce qu’il possède quelque chose d’irréductible qui n’entre dans aucune case.

 

Propos recueillis par Alexandra Budde

 

Laterna magica de Dorian Rossel d'après le roman d'Ingmar Bergman est à découvrir au Théâtre Forum Meyrin du 30 avril au 4 mai 2019.

Renseignements et réservations au +41.22.989.34.34 ou sur le site du théâtre www.forum-meyrin.ch

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