La vérité et ses doubles, version pop
À savourer à la Scène Caecilia (Genève), du 10 au 28 septembre, dans le cadre de Scènes Vagabaondes, voici l’œuvre la plus courte du répertoire shakespearien. Elle annonce autant la comédie Les Joyeuses Epouses de Windsor que le tragique d’Hamlet, deux œuvres phares montées jadis par Devanthéry.
Avec un rythme effréné, la pièce devient un ballet comique où les acteurs et actrices, évoluant dans un décor ingénieusement minimaliste et des tenues de plage colorées - l’intrigue s’ouvre par l’évocation d’un naufrage -, se livrent à des jeux de scène qui mettent en avant notamment la dimension burlesque du texte.
Le metteur en scène maîtrise l'art de l'absurde, laissant au public l'occasion de goûter à la finesse du comique shakespearien. Et ses jeux de langue servis ici dans sa nouvelle traduction. Le recours aux chansons populaires tombe toujours à pic. Dans une fable en forme de pertinente méditation sur la versatilité de l’amour, voyez ces deux personnages clés chanter en duo et a capella deux vers de Pour que tu m’aimes encore, composition extraite de l’album francophone le plus vendu au monde. Roulant autour de la séparation amoureuse, elle est écrite par Jean-Jacques Goldman pour la Canadienne Céline Dion alors en rupture.
Cependant, ce qui distingue particulièrement cette version de La Comédie des erreurs est l'approfondissement des thèmes sous-jacents, comme la quête d'identité et les liens familiaux. Cette réalisation, tout en restant fidèle à la légèreté apparente de la pièce, insuffle une profondeur émotionnelle aux personnages et une gravité, les rendant attachants et vulnérables.
Les éclats de rire ne sont jamais loin de moments plus introspectifs et douloureux, où l'absurdité de la situation révèle des vérités plus universelles sur la condition humaine. Pleine de suspense, la pièce à rebondissements et twists se démarque ainsi par son équilibre entre humour, émotion et chansons chorales offrant au public une expérience théâtrale à la fois divertissante et réfléchie. Rencontre avec Eric Devanthéry.
La pièce s’apparente à un thriller palpitant se déroulant sur une seule journée (moins de 12 heures chrono) avec un fond tragique.
Eric Devanthéry: L’étonnant et le suspense dans la construction de cette pièce débute effectivement par sa scène d’exposition...
... Qui est clairement dans le registre du tragique. Ceci avant de verser dans la comédie, le burlesque et le slapstik *. Mais toujours avec un fond réflexif sur la société, les rapports entre personnages de conditions sociales contrastées, maitres et serviteurs/servantes.
J’ai donc utilisé la forme canonique grecque du coryphée et du chœur, l’ensemble des interprètes chaloupant d’une jambe à l’autre pour évoquer le mouvement des vagues sur le navire finalement naufragé évoqué dans la fable shakespearienne.
C’est aussi un clin d’œil au théâtre antiqueIl fallait ainsi poser un élément-clé de l’intrigue voyant l’un des personnages principaux, le marchand Egéon de Syracuse débarquer à Ephèse. Or, dans cette Cité, les Syracusains sont interdits, à moins de s’acquitter d’une amende, sous peine d'exécution. S’il est découvert, Egéon risque donc la mort.
L’idée de travailler sur le chœur et le coryphée permet la multiplication des personnages joués par une comédienne. D’où l’envie de constituer un groupe de comédiens et comédiennes s’emparant d’un matériau théâtral afin de le faire passer du tragique au comique.
Vous débutez sur cet effet de choralité à capella par un chant de marins du 19e siècle, The Wellerman. Il a été repris par ex-facteur écossais de 27 ans, Nathan Evans, après Sting. Et vu plus de 10 millions de fois sur TikTok.Il est question dans ce chant de la langue qui goûte le thé sucré et le rhum ainsi que des poursuites maritimes. Celles des chasseurs de baleines aux 18e et 19e siècles.
Pour La Comédie des erreurs, les deux lieux mentionnées, Ephèse et Syracuse ont une situation géographique précise. Mais ces villes ont, à mes yeux, une valeur d’insularité, d’îlots. D’où les costumes éponges des actrices et acteurs et les cabines de plage suggérant que l’on pourrait se trouver au bord de l’eau.
Choisir un chant de marins est une manière de circonscrire géographiquement ces endroits dans un espace restreint, cyclique. De fait, ce titre est repris à la fin de la pièce sur une bande sonore issue du bruit des vagues.
Cette notion d’île fantastique, si ce n’est fantasmée, se retrouve dans nombre de pièces de Shakespeare telle La Nuit des Rois que j’ai déjà montée. Ceci jusqu’à la dernière d’entre elles, testamentaire, La Tempête.
Chez le dramaturge élisabéthain, l’île recèle à la fois la symbolique d’un ailleurs et la réalité de l’enfermement. C’est cette double dimension qui m’a intéressé.
Oui. Il s’agit de ces vers tirés de la chanson interprétée par Céline Dion: «J’irai chercher ton cœur/Si tu l’emportes ailleurs...» J’aime souvent, mais pas continûment, mettre en jeu la chanson populaire.
Pensée sous l’angle dramaturgique, la chanson populaire utilise un levier à la fois intellectuel et émotionnel. Cela permet d’emmener les spectateurs et spectatrices dans l’intimité des personnages. Avec ce côté universel pouvant parler à tout le monde propre à ce répertoire de hits.
Les titres peuvent dès lors favoriser une confusion-fusion avec le personnage lui-même. Son ressenti et ses émotions nous en deviennent d’autant plus proches et familiers.
Par excellence, la chanson populaire est de celles que l’on fredonne partout. Tout le monde connait. Sans forcément l’avoir même écoutée.
Il me semble que les traductions françaises du grand Will perdent souvent le côté lubrique, salace du jeu de mots, du trait comique venant du corps et de l’argot notamment.
De fait, les enjeux de cette nouvelle de traduction sont de ne pas gommer ces dimensions omniprésentes dans la langue originale.
Il existe des élans poétiques d’une grande élévation côtoyant des jeux de mots sexuels et sexualisés. Sans émettre ici de jugement moral. Cette tension à l’œuvre dans toute l’écriture et la dramaturgie m’a amené à préserver simultanément l’élévation et le caniveau.
Il faut obtenir une langue incarnée sachant faire sens tout en étant pleinement parlée par les interprètes. Cette langue doit être éminemment concrète, matière à jeu.
Précisons que c’est l’une des premières pièces de jeunesse de son auteur, certains Universitaires soutiennent qu’il s’agirait de sa première comédie. Elle porte les prémices de ces grandes œuvres Hamlet, La Nuit des Rois et Lear. La question de l’être, de qui je suis ou sommes-nous y est ainsi omniprésente. Cette interrogation sur l’identité est bien l’un des fondements de cette pièce et la comédie y apporte un autre regard.
En revanche, sur le plan métaphysique lié à l’identité, ses dédoublements et troubles, j’ai choisi de distribuer un seul comédien afin de jouer les deux jumeaux dans les rôles des serviteurs (Nadim Ahmed) et un seul aussi dans ceux des maîtres - Charles Mouron. D’où une ressemblance parfaite et absolue.
Dès lors, tout l’enjeu est de voir comment l’un des jumeaux se reconnaît vis-vis-à vis de l’autre. D’un point de vue métaphysique si l’on doit se reconnaître comme quelqu’un d’autre, l’on touche alors à une dimension pour le moins philosophique. Cette option articule la question de l’identité de manière à la fois pertinente et exacerbée.
Propos recueillis par Pierre Siméon
La Comédie des Erreurs
Du 10 au 28 septembre au Théâtre Cæcilia, Genève
Dans le cadre de Scène Vagabonde
William Shakespeare, texte - Eric Devanthéry, mise en scène
Avec Rachel Gordy, Léonie Keller, Sabrina Martin, Nadim Ahmed, Charles Mouron
Informations, réservations:
https://scenevagabonde.ch/la-comedie-des-erreurs-2/
* Le slapstick est un genre d'humour ayant une dimension de violence physique mimée, surjouée, exagérée voire grotesque. Le slapstick est largement exploité par le tandem burlesque du muet, Laurel et Hardy ou Chaplin entre autres.