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La perte au regard de nos vies

Publié le 10.11.2024

Avec Ihsane, à découvrir au Grand Théâtre de Genève (GTG) du 13 au 19 novembre, le chorégraphe Sidi Larbi Cherkaoui poursuit une quête intime et identitaire en rendant hommage à ses racines marocaines et à la figure de son père, disparu et insaisissable.

Cette création prolonge le diptyque amorcé avec Vlaemsch (chez moi), dédié à sa mère et à ses origines flamandes, et plonge cette fois dans les profondeurs d’une mémoire marocaine.

La pièce est habitée par une énergie artistique intense, portée par les interprètes du Ballet du GTG et d’autres de la compagnie Eastman, ainsi que par des artistes de divers horizons.

Ainsi la musique orientale et jazz de Jasser Haj Youssef jouant de la viole d’amour, interprétée aux côtés des voix de Mohammed el Arabi Serghini et Fadia Tomb El-Hage, confère à la scène une intimité sonore empreinte de spiritualité.

Ihsane - terme qui évoque bienveillance et communion avec l’univers - explore le thème de l’appartenance et de l’effacement des repères identitaires dans un monde en perpétuelle mutation.

À travers la scénographie lumineuse et sensible signée par Amine Amharech et des costumes d’Amine Bendriouich qui revisitent les traditions berbères, le chorégraphe et directeur du Ballet du GTG interroge la coexistence des identités multiples et la recherche d’une paix intérieure.

En explorant cette rencontre des héritages et des identités complexes, le chorégraphe tisse un lien fragile mais puissant, entrelacé des fils invisibles qui relient les êtres au-delà des frontières culturelles. Entretien.



Sur la dimension du sacrifice: elle apparaît dans les visuels de la saison du GTG et la photo d’une danseuse portant le corps inanimé d’un danseur.

Sidi Larbi Cherkaoui: Cette image réalisée par la photographe américaine d’origine arménienne Diana Markosian peut traduire une certaine ambiguïté.

Elle permet ainsi de s’interroger sur la nature du sacrifice à vivre. Que faut-il donner de soi pour être dans une communauté? Quels sont les sacrifices à réaliser?

Cela dépend grandement des temps et du pays dans lesquels nous vivons, de ses lois, coutumes et cultures aussi. Par ailleurs, est-il possible d’obtenir ce qui est tant désiré sans passer par une forme de sacrifice de soi?

Or, il est des sacrifices qui peuvent se révéler trop grands. Et soudainement, c’est bien tout un peuple qui peut se retrouver sacrifié.



Ihsane est liée à la mémoire de votre père...

En 2025, quelque 30 ans se seront écoulés depuis sa disparition. D’où le souhait intense de retrouver une connexion avec mon père. Ceci en m’interrogeant sur ce que représente le fait d’avoir un héritage générationnel. Et d’être porteur de l’histoire de nos parents.

Par le passé, il y eut d’abord Vlaemsch (chez moi), une ode tant à ma mère qu’à ma grand-mère en forme de confrontation avec mes racines flamandes héritées de ces femmes. Un spectacle à la fois théâtral et pictural avec des références à Rubens et réunissant des artistes essentiellement d’origine flamande.

Quant à Ihsane, l’univers est bien davantage aniconique. Il s’agit d’abord d’un hommage à mon père et à mon grand-père avec des partenaires artistiques venant du Maroc. Mais aussi de Tunisie, d’Iran et du Liban. Nous sommes dans un Moyen-Orient étendu où la langue arabe connaît nombre de variations et déclinaisons.

Le sacrifice paternel est notamment de s’être établi en Belgique dans les années 60 afin de favoriser une vie espérée meilleure pour mon frère et moi.

Au final, ces deux pièces chorégraphiques forment une sorte de diptyque. Mes ressentis et mes origines culturelles ont profondément influencé mon travail de création depuis ses débuts.





Sur la forme...

Pour sa scénographie immersive, Amine Amharech s’est inspiré pour le sol d’une photographie de Tanger vue du ciel, une ville dont mon père est originaire.

C’est une surface abstraite avec une parfaite égalité entre l’eau et la terre. Elle est marquée par la présence de tapis marocains anciens que les interprètes peuvent bouger et qui sont utilisés comme éléments liés au voyage.

Amine Amharech a essayé d’étudier mon rapport au Maroc fait de distance et de familiarité. Une immense porte s’ouvre en signe de bienvenue incarnant un espace tant architectural, social que mental. Pour la partition lumière, les danseurs et danseuses tendent ou se dirigent vers une sorte d’idéal symbolisé par la lumière.

Ma chorégraphie s’est développée en lien étroit avec ces éléments symboliques: la porte, le tapis, la lumière, la terre et des murs-écrans.

Je me souviens qu’enfant, mes premiers regards jetés sur les réalités marocaines le furent par une fenêtre virtuelle: la télévision. D’où un aspect éminent géométrique donné à Ihsane. La pièce est riche de multiples angles de circulation. Des êtres peuvent s’y sentir esseulés, abandonnés...

... Jusqu’au moment où d’autres danseuses et danseuses les emportent dans leur sillage. La célébration qui en résulte débouchera sur un nouveau sacrifice. Au détour d’Ihsane, je peux reconnaître le thème des êtres sacrifiés du Moyen-Orient.

Une influence majeure sur votre chorégraphie?

L’écriture arabe, éminemment cursive, qui se déploie de droite à gauche. Ihsane nous plonge au cœur d’un univers de rencontres, le mien peut-être. Jusque dans un forme sculpturale faite de vie et de mort, cet univers hybride rassemble les horizons culturels les plus variés – Brésil, Japon, Maroc, Liban, Algérie...

Au fil d’un dialogue se développant sur le plateau, un danseur d’origine marocaine emmène les autres interprètes dans un processus de transmission et d’enseignement. La gestuelle et la chorégraphie développées pour Ihsane sont donc profondément reliées à cette écriture arabe si fluide et s’inscrivant dans un continuum de lettres.





D’autres dimensions?

Au gré de cette création, la violence masculine est fort présente. Ne vient-elle pas notamment d’une tristesse, d’une colère, de choses que l’on vous a fait subir et que, du coup, vous voulez faire éprouver aux autres?

Il y a aussi l’idée d’être bienvenu, accueilli dans cet hommage-célébration qu’est Ihsane. Hors les épisodes difficiles, voire dramatiques, il existe donc des séquences plus lumineuses.

Vous avez été touché par le martyr d’un jeune homme d’origine marocaine. Son meurtre en avril 2012 a été reconnu comme le premier crime homophobe en Belgique par la justice.

Cette violence m’a profondément marqué; elle semble effacer l’amour et la bienveillance humaine, comme si elle les détruisait. La peur de l’Autre et l’homophobie vont bien au-delà des questions religieuses. Cet assassinat est un acte homophobe et raciste.

Ce que je ressens comme essentiel, c’est de travailler sur la perte. Ici, celle d’un père. Là, celle d’un «frère», Ihsane Jarfi, 32 ans, que je perçois comme un alter ego. J’ai rencontré sa sœur avec laquelle j’ai eu un dialogue émouvant. C’est elle qui m’a conseillé de rencontrer son père, Hassan Jafri*. Professeur de religion islamique en Belgique, cet homme remarquable a mis sur pied une fondation visant à lutter contre l’homophobie.

Cela témoigne de la nécessité d’être là les uns pour les autres. D’un acte odieux, ce père a su faire une action si juste et précieuse pour la compréhension mutuelle entre les êtres.

Comment se reconstruire après un crime aussi horrible? La réponse de Hassan Jarfi est de travailler sur le partage de la valeur propre à chaque personne.

À partir de là, qu’interrogez-vous dans Ihsane?

Par ce spectacle, je veux interroger les conséquences de la haine et de la violence presque animale, mais aussi l’idée d’une possible renaissance au sein de la perte.

Du coup, la question est: Comment parvient-on à vivre et avancer avec la perte? Je ne suis ici absolument pas dans un registre réaliste et narratif comme pour Animals signé Nabil Ben Yadir**, un film sur la violence et la conscience de la violence autour du drame Ihsane Jafri.

Ce réalisateur est un ami. Et je travaille à son nouveau film qu’il a imaginé avec sa propre mère, Mokhtaria Badaoui, Les Baronnes***.
 Il est axé sur le destin contrarié de femmes arabes à Bruxelles.

Ihsane est une forme artistique énergétique liée au deuil. Elle est loin d’être littérale. Des textes évoqueront le deuil, la perte, le temps qui passe et la manière de le vivre. Ce que l’on peut se donner mutuellement dans cette vie, c’est notre temps. Et celui-ci est compté.

Lorsqu’un être a disparu, son existence se poursuit dans le temps des survivants d’une autre manière que de son vivant. Cela me fascine.

Et la perte pour vous?

Le terme Ihsane traduit l’idée d’une attention bienveillante à l’Autre, une empathie, une compassion. C’est une conscience de l’Autre allant au-delà de l’ego.

Hassan Jarfi est de ces êtres qui tendent à approcher cet état de prise de conscience et de sagesse. Je me souviens aussi du jeune homme que j’ai été et qui a perdu son père à 19 ans. En explorant cette dimension de la perte, je constate que ces absences et deuils ont insufflé un rythme spécifique à ma manière de créer depuis mes débuts.

Et une façon singulière d’aborder la mort et le deuil.

Propos recueillis par Pierre Siméon


Ihsane
Du 13 au 19 novembre au Grand Théâtre de Genève (GTG)

Sidi Larbi Cherkaoui, chorégraphie - Amine Amharech, scénogrphie - Amine Bendriouich, costumes - Jasser Haj Youssef, composition musicale

Ballet du Grand Théâtre de Genève - Eastman

informations et réservations:
https://www.gtg.ch/saison-24-25/ihsane/?date=1731855600#boxzilla-115806


* Né à Casablanca en 1953, Hassan Jarfi a écrit Ihsane Jarfi, le couloir du deuil, Ed. Luc Pire, 2014. Son fils a été battu à mort en avril 2012 près de Liège. Voir «Hassan Jarfi, paternel arc-en-ciel», Libération, 23 septembre 2024, ndr.

** Animals (2023) est un film coup de poing présentant, dans un réalisme stylisé avec une séquence d’hyperviolence, le meurtre d’Ihsane Jafri filmé par les téléphones des acteurs jouant ses bourreaux. En 2014, trois assassins ont été condamnés à la réclusion criminelle à perpétuité et un quatrième à trente ans de réclusion, ndr.

*** Le film sortira en 2025. Il sera scandé de scènes de danse et de comédies chorégraphiées par Sidi Larbi Cherkaoui. A travers des épisodes de comédie musicale sur fond de rap, le chorégraphe a aussi participé au film Rebel (2022) cosigné par les réalisateurs belgo-marocains tout terrains (Bad Boys: Ride or Die), Adil El Arbi et Bilall Fallah.
Ce docudrame autour de vies enrôlées et brisées par l’État islamique et sans concession contre les terroristes marque par sa dimension de conte narré par une femme en voix off, ndr.

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