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La Guerre d’Espagne vue depuis la cuisine

Publié le 26.03.2020

 

Raconter la Guerre d’Espagne et son cortège d’atrocités avec du sucre et du café. Tel est le défi que s’est lancé la Compagnie Les Maladroits dans ce spectacle. Installé dans la cuisine familiale, deux frères font revivre l’épopée du grand-père, entre la guerre et l’exil en France, se servant d’ustensiles divers et variés, et donc de sucre, souvent en morceau, et de café. Les trouvailles du théâtre d’objets font la joie du public, alors que le drame serre les coeurs depuis la création de Frères, en 2016. Bien plus de 200 représentations plus tard, un nouveau duo de comédiens-manipulateurs devrait prendre le relai l’année prochaine.

Mais c’est bien Valentin Pasgrimaud et Arno Wögerbauer qui étaient attendus ce printemps aux Marionnettes de Genève, où le spectacle a dû être annulé. Le second évoque les arcanes de ce spectacle pas comme les autres, et son dispositif très fin, qui permet de présenter une page d’histoire, son impact sur la vie de beaucoup de gens, le tout avec un regard contemporain. Arno Wögerbauer l’exprime bien mieux que ça!

 


Le point de départ de l’histoire que vous racontez est…

(Arno Wögerbauer)… La mort d’un aïeul qui a vécu la Guerre d’Espagne. Deux de ses petits-fils, des frères, viennent ranger sa maison, la vider. L’un est plus intéressé que l’autre par les documents. Il a plus envie que l’autre de comprendre ce qui s’est passé dès 1936. Ensemble, ils vont raconter cette histoire...

 

 

Avez-vous un rapport particulier avec cet événement?

Oui, c’est un spectacle qui est inspiré de la vie de mon propre grand-père, qui s’est réfugié en France après la Guerre d’Espagne. Nous avons mené une enquête sur mon histoire familiale, mais aussi sur celle de nombreux exilés espagnols. Cela a été une véritable recherche documentaire. Nous avons également essayé de comprendre comment des Espagnols de notre âge – nés dans les années 80 – avaient appris ces événements à l’école. Forts de cela, nous avons inventé un nouveau grand-père qui nous appartient à tous les deux.

 

Le choix de raconter cet histoire principalement avec du sucre et du café est-elle naturellement liée à votre pratique du théâtre d’objets?

Nous sommes arrivés au théâtre par le jonglage – nous en avons conservé le goût de la manipulation. Notre découverte du théâtre d’objets remonte à notre rencontre avec le Théâtre de Cuisine, à Marseille. C’est à l’occasion d’un laboratoire auprès de cette compagnie que le sucre et le café sont apparus. L’idée de base est que si le morceau de sucre représentait le grand-père et le café la France, la dissolution de l’un dans l’autre pouvait ouvrir sur le métissage, l’exil… Et si les deux frères boivent dans cette tasse, que se passe-t-il?

 

 

Spontanément, le sucre ramène à la douceur, le café à l’énergie, les deux à des pays lointains où - que la betterave me pardonne - ils sont récoltés et produits. Comment gérez-vous ces associations d’idées?

C’est des questions que nous nous sommes posés. Mais nous préférons que le symbole de l’objet ne soit pas le premier auquel on pense. Nous passons une sorte de pacte avec le public: «Et si on disait que le café c’est la France, et le sucre l’Espagne.» Nous voulons éviter des objets les plus évocateurs, pour surprendre, pour être plus inattendu. Que l’action se passe dans une cuisine permet aussi aux deux personnages de se servir de nombreux objets usuels pour raconter cette histoire. Et de défier notre imagination: à quoi une pince à sucres pourrait-elle servir?

 

Frères est un spectacle qui fait rire. Mais qui raconte aussi une page d’histoire terrible. En quoi le théâtre d’objet se prête à l’exercice?

Il serait difficile de raconter les événements de la même manière avec des comédiens. Si on dit qu’un personnage est un sucre et qu’on l’écrase, les spectateurs comprennent qu’il est tué. Mais dans le même temps, ils ne peuvent pas s’empêcher de penser que c’est un sucre. Cela, et le fait que les deux manipulateurs n’incarnent pas l’histoire, mais la racontent, ajoute de la distance, et favorise la prise de recul.
Et puis, si il y a passablement de textes, les objets et les associations d’objets nous permettent d’introduire beaucoup de symboles et de métaphores.

 

Dans quelle mesure voulez-vous raconter une page d’histoire aux enfants?

Nous l’avons conçu pour les adultes. Mais notre manière de travailler fonctionne très bien avec un public d’adolescents. Autant par le fond que par la forme, nous constatons que le spectacle plaît autant aux amateurs de théâtre contemporain qu’à un public qui découvre le théâtre.

 

 

Ce procédé de création a-t-il influencé vos travaux postérieurs?

Oui, nous avons reproduit la même forme de méthodologie dans Camarades, créé en 2018 qui évoque mai 68 et les années 70. Tout le monde pensait au pavé, mais notre objet central est la craie, qui ramène à la possibilité d’écrire sur les murs, à la liberté d’expression. Nous sommes là-aussi parti d’une recherche, d’une série d’entretiens, pour développer une fiction, une double histoire avec quatre personnages cette fois-ci, qui se questionnent sur cette période. C’est le même dispositif que Frères, qui nous permet de porter un regard contemporain sur des événements passés.

 

Cela vous motivait dés le début de la création de Frères?

Oui, nous voulions évoquer la réaction de la France face à l’exil des Républicains espagnols, qui souvent avaient combattu Franco. Ils ont été interné dans des camps dans le Sud-Ouest – plus tard, les opposants à Vichy et les Juifs ont été regroupé sur ses mêmes sites. Les manuels d’histoire consacrent plus facilement une double page à la Résistance qu’à ces camps. Donc il y a une nécessité de rappeler de quoi a été faite cette politique migratoire, qu’on peut rapprocher des centre de rétention d’aujourd’hui. Pendant la création, je me disais que ce spectacle allait permettre de faire des liens avec ce qui se passe aujourd’hui. Mais cela n’est pas souligné ni même montré, nous laissons chacun imaginer ses propres analogies.

 

Ces événements historiques restent davantage dans les mémoires dans le Sud-Ouest. L’avez-vous constaté lors des représentations?

Oui, les réactions y sont davantage dans l’émotion. A Paris, le public réagit et rit davantage aux trouvailles du théâtre d’objet. Dans le cadre de représentations dans des collèges, dans l’Aude, nous avons eu l’occasion de discuter avec des élèves. Nous leur demandions si cette histoire avait touché leur famille. Jusqu’à un tiers des élèves levaient la main.

 

Et l’Espagne?

Nous avons présenté Frères au Brésil en version surtitrée. Nous appréhendions beaucoup l’exercice, mais cela s’est très bien passé. Nous devons bientôt reproduire l’expérience à Majorque et en Catalogne. Ce n’est pas anodin...

 

Propos recueillis par Vincent Borcard

 

Frères,
de Benjamin Ducasse, Éric de Sarria, Valentin Pasgrimaud et Arno Wögerbauer
Avec Valentin Pasgrimaud et Arno Wögerbauer

… n’est pas présenté du 25 au 29 mars 2020 au TMG

Infos, renseignements
Théâtre des Marionnettes de Genève

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