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L’art de débusquer les crocodiles

Publié le 06.10.2014

 

L’art de débusquer les crocodiles

 

Pour sa troisième année à la tête du Théâtre du Grütli, Frédéric Polier signe une nouvelle programmation qui ose un théâtre critique, un croisement des disciplines artistiques et des rendez-vous créatifs avec les publics, au plus près de notre quotidien. Il est midi, le soleil brille, et l’homme préfèrera la terrasse au bureau, pour bavarder volontiers autour de cafés et cigarettes jamais suffisants. Rencontre avec un directeur de théâtre, pas comme un autre.

 

C'est votre troisième saison au Grütli et vous reprenez les rênes d'un théâtre qui aura fait couler beaucoup d'encre avant votre nomination. Qu'est ce qui a changé au Grütli depuis que vous êtes là ?

 

A chaque nomination, on semble attendre le messie, très bizarrement - comme pour les présidences successives de la république française… Or, un théâtre se travaille dans le temps, sur la durée. La direction précédente a accordé beaucoup de temps à ce qu'elle appelait "la recherche." Et la nouvelle direction ne serait « plus du tout dans cette démarche » à ce que l'on dit… Quelque soit les manières différentes de s' y prendre, il me semble pourtant que tous les acteurs-trices culturel-le-s et artistiques engagés dans une aventure, sont constamment dans un travail de recherche - généralement traumatique d'ailleurs ! Tout dépend de ce que l'on appelle "recherche" et de ce que l'on choisit - ou pas - de véhiculer ici en termes d'image et d'identité de lieu - très à la mode quand même. Au fond, ce qui a pu se dire ici et là au sujet de l'ancienne direction ou de la nouvelle, ne m'intéresse guère. Clochemerle et querelles de chapelle sont des pratiques très genevoises et très dommageables, qui clivent et figent plus qu'elles ne fédèrent et font avancer. Je pense que le théâtre, en tant que champ d'activité particulier, doit être capable de s'émanciper de ce genre de polémique et de prendre un peu de hauteur par rapport à tous ces commentaires. Alors, pour dire peut-être deux ou trois choses qui ont changé, je dirai que le Grütli travaille davantage à élargir ses publics, plutôt qu'à entretenir une image de théâtre réservé à un public réduit et spécifique. Et je dirai aussi que le Grütli programme désormais des spectacles avec un nombre de représentations plus élevé qu'avant. Car je suis personnellement convaincu qu'un spectacle a besoin de plus de deux représentations pour exister artistiquement et économiquement. Les créations méritent de vivre.

 

Dans votre édito vous parlez d'une mission qui serait la vôtre : "Débusquer les crocodiles qui, dans l'ombre, s'apprêtent à mordre." A quoi ressemblent donc les crocos de cette saison 14-15 ?

 

C'est une métaphore qui vaut son pesant poétique… Le Grütli est un gros paquebot, un rafiot dans lequel il faut mettre beaucoup de carburant pour réussir à avancer, et qu'il soit capable d’essuyer bien des tempêtes ! Et puis, de temps à autres, on se décide à le faire marcher à la voile. A ce moment-là, il convient généralement de l'orienter dans le sens du vent… « Débusquer les crocodiles » consiste alors à faire semblant d'aller dans le sens du vent…

 

Théâtre de création avant tout, le Grütli coproduit beaucoup de spectacles, mais tous ont la particularité d'être portés uniquement par des compagnies suisses. Cahier des charges oblige ou choix personnel de direction ?

 

Que le Grütli privilégie la création à l'accueil est bien inscrit à son cahier des charges. Mais pour ce qui est du choix des artistes, disons que j'ai plaisir à inviter les professionnels qui m'entourent et qui font du très bon travail, avec le souci d'aider les artistes locaux à créer et à trouver ensuite des pistes de diffusion. Trouver de l'argent pour créer est de plus en plus difficile et on voit bien comment il est devenu presque impossible de travailler avec de grandes distributions aujourd'hui. Du coup, ou bien les interprètes jouent plusieurs personnages, ou bien on délaisse certains textes. Quelque part, c'est un peu triste de constater ce type de concession pour seule raison économique. Mais il faudra un jour que quelqu'un m'explique pourquoi ce qui est inimaginable pour l'opéra, est chose parfaitement admise pour le théâtre ! Par ailleurs, seules quelques compagnies conventionnées peuvent se payer une personne pour assurer la production/diffusion de leurs créations. Pendant ce temps, les autres peinent énormément à trouver les financements nécessaires à leur création et au personnel qu’elle suppose. Je me sens donc naturellement responsable à cet endroit, et je n’ai pas tant besoin d’aller chercher ailleurs ce qui existe aussi ici, au contraire ! 

 

Le Grütli se positionne-t-il en producteur délégué des compagnies coproduites, pour justement assurer ou accompagner ce travail de diffusion ?

 

Non malheureusement. J'aurais aimé pouvoir imaginer une aide à la diffusion d'une manière ou d'une autre. Mais nous n'en avons tout simplement pas les moyens humains et financiers pour l'instant. Mais cela fait partie des projets de développement à moyen et longs termes. J'aimerais avant tout bâtir des coproductions plus « humaines ». L’aide à la diffusion peut aussi passer par d’autres dispositifs d’échanges et de mise en réseau, tel le mélange de certaines distributions. Faire appel à des interprètes suisses et serbes sur un même projet, favorise à la fois de riches échanges interculturels, et une naturelle circulation dudit spectacle, d’un lieu coproducteur à un autre. Il y a là quelque chose à inventer et à développer à mon avis. Car cela permettrait avant tout de sortir un peu de ce « tout économique ». Une coproduction, un pré-achat ou une date de diffusion, ce ne sont pas que des sous ! Et il faut quand même se réserver le droit et la possibilité de rêver un peu. Si j’ai l’idée d’une scénographie, avant d’en calculer le prix, j’aimerais bien qu’on puisse aussi m’accorder le temps et la place du rêve, aussi nécessaire qu’un budget dans un processus de création !

 

Cette saison est profondément marquée par la thématique de l'exil et du migrant, du dépassement des frontières, et des stratégies déployées pour de meilleurs lendemains. Une question très actuelle au regard de l'actualité géopolitique. Quel regard portez vous sur la Suisse, et plus particulièrement sur Genève, par rapport au contrôle de ses frontières et aux votations fédérales de février dernier, approuvant l'initiative "contre l'immigration de masse" ?

 

On fustige beaucoup la Suisse et Genève. Mais il ne faut pas oublier que Genève compte plus de 40% d'étrangers ! Finalement, ce n’est pas si mal comparativement à d’autres villes et pays voisins ! Un écrivain utopiste français du XIXème, dont j'ai oublié le nom, pensait pouvoir faire le tour du monde sans passeport, avec seulement une carte de visite. Nicolas Bouvier de son côté, est un écrivain voyageur qui a longtemps voyagé sans difficultés dans des pays devenus impénétrables. Aujourd'hui, tout cela n’est plus envisageable. Nous sommes en plein paradoxe. Alors que la mondialisation vante l'effacement de toutes les frontières (économiques, culturelles, linguistiques, temporelles etc.) les frontières physiques n'ont quant à elles, jamais été aussi dures à franchir. Ce repli protectionniste véhicule un modèle de société bâti sur la peur de l'autre. Et c'est cela qu’il convient de désigner comme problème majeur.

 

 

« Quand le monde des hommes aura épuisé toutes ses fictions, que restera-t-il aux extra-terrestres pour se nourrir ? » se demande Rafael Spregelburd, auteur d’une étrange Heptalogie de Hieronymus Bosch, dont vous monterez le cinquième opus titré La Paranoïa, en mars prochain au Grütli. Après l'exil, la fin des grands mythes et des fictions. Pas très optimiste tout ça, non ?

 

Rafael Spregelburd a une écriture très moderne, très en avance sur son temps. Il est clair que les êtres humains ont besoin de fictions et qu'ils en manquent aujourd'hui. En même temps, on a ici affaire à un texte de science-fiction, un registre très peu exploré au théâtre. Ce que j'aime là dedans, c'est le fait que bien qu'extrêmement intelligent et visionnaire, ce texte permet de rire et de faire place au divertissement. Et cela fait du bien aussi ! Car si vous saviez le nombre de fois où je m'ennuie profondément au théâtre…

 

Vous êtes metteur en scène et directeur de théâtre. Qu'est ce que vous apporte cette complémentarité professionnelle au quotidien ? 

 

Je suis passé du Théâtre de l'Orangerie au Théâtre du Grütli, et c'est vraiment depuis cette nouvelle direction que je prends pleinement conscience de la chose. Le théâtre de l'Orangerie ne réclamait pas du tout le même investissement et la même permanence que le Grütli. Cette double position me fait avancer ou reculer, c'est selon. Je me pose la question du "fait culturel" de manière quasi quotidienne - jusqu'à la nausée parfois ! -  et j'avoue que cela m'oblige à réfléchir davantage à l'implication citoyenne du théâtre, de manière plus globale, et non pas qu'au niveau de mes propres mises en scène. C'est donc plutôt salutaire comme expérience.

 

La danse aussi est au rendez-vous de votre saison avec Les Renards des surfaces de Perrine Valli & Francine Jacob, et avec Out of the box, Biennale des arts inclusifs section danse conçue en collaboration avec la compagnie Dansehabile (Genève). Quand on sait comment la danse souffre de l'absence de scènes où se produire à Genève, devons-nous y lire un engagement prometteur en faveur du milieu chorégraphique ?

 

Je pense que l’enjeu n’est pas tant de programmer des spectacles de danse, que de favoriser les collaborations entre les milieux chorégraphiques et théâtraux. Pour ma part, je suis d'abord musicien, et la musique occupe nécessairement une très grande place dans mes spectacles - tout comme dans ceux des artistes que j'accueille. De la même manière, la danse s'invite très souvent dans les spectacles de théâtre. C'est le cas par exemple de la collaboration entre Yvan Rihs et Kylie Walters, dans le cadre de la reprise de Cinq jours en Mars, programmée au Grütli jusqu’au 5 octobre. Ou encore, de ma propre collaboration avec Madeleine Piguet Raykov sur La Paranoïa, qui est à la fois danseuse et comédienne.

Je crois qu’il faut encourager ce genre de croisement disciplinaire et de rencontres.

 

 

Midi, théâtre ! est une de vos expériences créatives en matière de rendez-vous avec les publics. Il est désormais possible de combiner un plat du jour et une création théâtrale de 30 à 40 mn, pour le prix global de 30 francs. Un repaire pour réinventer sa pause méridienne avec ses collègues de bureau ?

 

Midi, théâtre ! est une structure-projet de Gwénaëlle Lelièvre, à Lausanne. Cela permet aux compagnies de tourner dans beaucoup de lieux différents, dans des formats légers et conviviaux, et cela fonctionne très bien : tous nos « menus » affichent complet ! C’est une expérience très réjouissante, qui me ramène à des souvenirs de collégiens, où un spectacle vu en matinée pouvait me nourrir jusqu’à la fin de la journée.

 

Propos recueillis par Sèverine Garat

 

Retrouvez toute la saison 2014/2015 du Théâtre du Grütli sur leprogramme.ch ou sur le site du théâtre www.grutli.ch

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