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Huis clos post-tchekhovien ouvert sur l’Histoire

Publié le 22.05.2023

Loin d’être une adaptation de la dernière pièce d’Anton Tchekhov, Trois sœurs au Caire de Philippe Macasdar, à découvrir au Théâtre Saint-Gervais du 30 mai au 4 juin, suit les traces au Caire de Vera. C’est une lointaine parente du dramaturge, épistolier aux dix mille lettres et nouvelliste. Et les sœurs ne le sont pas ici par le sang. On retrouve toutefois dans la pièce écrite et mise en scène par Philippe Macasdar toute l’atmosphère et les thèmes chers à Tchekhov.

De l’incommunicabilité de soi aux non-dits et basculement d’un monde. Si la pièce s’annonce délicate et légère avec ce quelque chose d’aérien, elle se veut aussi courte que poignante. Nous sommes en 2011, à l’aube des événements qui vont mener à la chute du dictateur Moubarak... finalement remplacé par un autre. Un mouvement de balancier constaté dans d’autres Révolutions trahies des Printemps arabes passées à l’heure d’hiver des droits humains. Sans pour autant que leurs espérances ne soient éteintes.

Installée à la pension cairote Au trois sœurs, Vera rencontre Olga, la directrice de l’établissement, ainsi que d’ autres pensionnaires, Anna et Yvan. Le temps descelle une nostalgie qui vivifie. D’où des souvenirs croisés de l’œuvre de Tchekhov et de la Révolution portée disparue, dont le feu couve toujours sous les crises d’aujourd’hui. Les protagonistes appartiennent à un monde en train de disparaître, ce qui participe aussi de leur pouvoir attractif. Rencontre avec Philippe Macasdar.



Pourquoi l’Egypte?

Philippe Macasdar: C’est un pays qui m’a toujours intrigué. D’abord pour des dimensions familiales. Mon beau-père est ainsi né au Caire d’une famille gréco-italienne. Et le père de ma sœur a aussi vu le jour dans la capitale égyptienne. Si ce sont des jalons d’une présence abstraite et lointaine, mon intérêt pour l’Egypte part de ces souvenirs d’enfance.

Des souvenirs d’enfance qui se retrouvent naturellement sous d’autres formes et expressions nostalgiques dans Les Trois sœurs de Tchekhov. La pièce ne dépeint-elle pas le passage d’une enfance perdue à l’âge adulte au sein d’un univers militarisé de garnison? Le trio sororal ne rêve-t-il pas de renouer avec le lieu de son enfance perdue, Moscou?



Un lien existe aussi avec le Théâtre Saint-Gervais que vous avez dirigé de 1994 à 2018.

Absolument. À Saint-Gervais, il y eut l’essai d’être attentif aux autres théâtres du monde. Le travail s’est ainsi développé avec des artistes grecs, hongrois, iraniens... Ce qui s’est déroulé au Caire en janvier 2011 m’a alerté. J’y suis retourné deux ans plus tard. Nous avons organisé ensuite une quinzaine égyptienne à Saint-Gervais avec entre autres écrivains, poètes et musiciens.

L’un des artistes invités m’a suggéré en 2018 de réaliser un spectacle au Caire. C’est le vrai point de départ de la pièce. J’ai alors songé à la pièce, Les Trois sœurs, mon œuvre préférée de son auteur. Et singulièrement à son Premier Acte. Il est si hanté par une attente chez cette classe aristocratique de trois sœurs se révélant sensibles et intelligentes. Attente face à quelque chose sur le point d’advenir. «Quelque chose d’énorme avance vers nous, un bon, un puissant orage se prépare...», écrit le dramaturge russe.

De quoi s’agit-il pour vous dans la fable tchekhovienne?

Il y existe le leitmotiv selon lequel les choses ne peuvent continuer ainsi. On relève aussi le thème d’un appel (utopique ou non) qui serait celui de la vie nouvelle. Certains protagonistes de l’œuvre de Tchekhov en arrivent même à envisager le suicide, comme si cet acte définitif contribuerait d’une quelconque manière au bonheur des générations futures.

Ce théâtre de l’inquiétude se situe à cheval entre deux siècles. Et ce n’est guère par hasard que son auteur est médecin. Dès lors il établit un diagnostic précis d’une situation où les choses se retrouvent apparemment bloquées, immobiles. Révélateur est à ce titre le côté cyclothymique des personnages oscillant entre espérance et désespérance. Ne se caractérise-t-il pas par une forte énergie?





Sur votre pièce...

Il ne s’agit pas d’une adaptation des Trois sœurs de Tchekhov. Mais plutôt la manière dont les thèmes et les mots de l’écrivain viennent hanter les personnages, les atmosphère, les situations et les destins dans Trois sœurs au Caire. Il en reste toutefois des fragments.

L’essentiel est notamment que l’intrigue se déroule avant la Révolution égyptienne de janvier 2011. À ce titre, rappelez-vous que Tchekhov est décédé en 1904 à Badenweiler, juste avant la Première Révolution russe de 1905*. Or l’écrivain russe s’est toujours vigoureusement tenu à l’écart de toute vie et parti politique. Pour revenir à janvier 2022 au Caire, des manifestations sont réprimées et des attroupements se trouvent dissous. Sans que la chute de Moubarak ne puisse être envisagée sur un laps de temps aussi court.

Mais encore...

La pièce n’est toutefois pas une œuvre historique. L’intrigue suit le destin d’une famille recomposée au sein d’un huis clos. Je suis ainsi parti d’une pension réellement existante depuis un demi-siècle dans la capitale égyptienne, Roma.

Nous assistons à l’arrivée de l’arrière-arrière petite nièce de Tchekhov. Ceci à l’occasion de l’inauguration d’une statue érigée en l’honneur de l’écrivain. C’est un fait bien réel. L’inauguration d’une statue à l’effigie de Tchekhov était effectivement prévue en janvier dernier au Centre culturel russe du Caire pour le 150e anniversaire de sa naissance. Elle fut ensuite reportée sine die.





Parlez-nous donc du personnage de Vera bouleversant l’univers quiet de la pension Au Trois Sœurs inspirée d’un établissement cairote bien réel que le Guide du Routard 2023 dépeint ainsi: «Une pension joliment rétro où l’on est parfois accueilli en français.»

Pour l’accueil à la Pension Roma dans une impasse au Caire, je valide le Guide du Routard, tout en ayant le souvenir d’un lieu au charme tout relatif et suranné. J’en garde toutefois l’idée d’un grand tapis comme unique scénographie de la création.

Vera ne connait rien à l’œuvre de Tchekhov. Elle est accueillie par la directrice de la pension Au Trois Sœurs, Olga, fille d’un ingénieur hydrologue russe ayant épousé une journaliste égyptienne. De par leurs allées et venues, les personnages de la pièce laisseront entrevoir ce fameux orage évoqué par Tchekhov dans Les Trois sœurs et dont on ne sait rien. Ce qui m’a passionné, ce sont les destinées croisées des quatre personnages de la fable.

Quels sont les rapports des personnages à Tchekhov?

La pièce s’essaye à tenir le cap d’un ton léger, allusif et aux issues plus ouvertes qu’incertaines. Olga est effectivement une personne oisive. Elle a hérité la pension de ses parents qui périclite. On trouve aussi Ana sa nourrice. Mais surtout une Intellectuelle et sorte de Pythie voyante. Et Yvan, ancien professeur de français et fin connaisseur de l’œuvre tchekhovienne.

On retrouve la manière dont Tchekhov peut transformer des vies. Celle d’Yvan passionné de toute son œuvre qu’il connait par cœur. Il vit et dit du Tchekhov. Le dramaturge russe a pour des raisons familiales aussi transformé la vie d’Olga tant son père fut un fanatique de l’auteur. N’étant pas une familière de l’univers littéraire de son lointain ancêtre, Vera découvrira le Tchekhov de la correspondance et des nouvelles. Enfin Anna se révèle nourrie et pétrie de l’écrivain russe. Ce qui m’a intéressé? Comment les mots d’un auteur transforment une vie.

Tchekhov a écrit 10'000 lettres, de son adolescence à sa 44e année qui le vit mourir.

L’homme de plume n’a de cesse de se flageller en se disant paresseux avant de se qualifier d’oisif. Il a été très jeune atteint par la tuberculose de manière violente. Sur sa production écrite, que l’on songe seulement à son hallucinant voyage à l’île de Sakhaline, pré-goulag tsariste en Sibérie. Il fut entrepris, selon ses termes, «pour rendre justice à la médecine».

Hantée par le désir continument réitéré de se rendre en Egypte, sa correspondance révèle un humaniste philanthrope engagé qui a versé de l’argent pour contribuer à bâtir hôpitaux et bibliothèques. Aux temps du choléra, il était en première ligne comme médecin tout en écrivant une œuvre passée à la postérité.

Sur lui, il concilia: «je n’ai aucune estime pour ce que j’écris, et ce que j’écris me révulse et m’ennuie.» Dès lors, comment ne pas essayer de transmettre un peu de Tchekhov, petit-fils de serf et fils d’un boutiquer en faillite qui entra en écriture pour financer la fin de ses études en médecine?

Propos recueillis par Bertrand Tappolet


Trois Sœurs au Caire
Du 30 mai au 4 juin au Théâtre Saint-Gervais

Philippe Macasdar, texte et mise en scène
Bernard Escalon, Dominique Favre-Bulle, Alexandra Marcos et Nanda Mohammad, jeu

Informations, réservations:
https://saintgervais.ch/spectacle/trois-soeurs-au-caire/


*La Révolution russe de 1905 comprend les troubles politiques et sociaux qui agitèrent l'Empire russe en 1905. Elle débuta le 9 janvier 1905 et aboutit neuf mois plus tard à la promesse d'une constitution, le Manifeste d'octobre. Elle est précédée de grèves ouvrières et de soulèvements paysans (1903-1904). Les réflexes autocratiques du tsar favoriseront la position de Lénine hostile à tout compromis avec le régime alors en place.