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Frédéric Polier, le Grütli et l’actualité

Publié le 14.08.2015

 




Directeur du Théâtre du Grütli, à Genève, le metteur en scène, comédien et musicien en impose. Frédéric Polier, bientôt trente ans de métier, a une sacrée bouteille. Sans compter l’énergie pour continuer de défendre la création artistique inhérente à sa profession. D’où une longue rencontre pour aborder sa rentrée théâtrale et une quatrième saison puisant dans l’actualité, ou pas, autant de sources d’inspiration brûlantes pour dynamiter la scène. On y retrouve pas mal d’auteurs suisses, d’Annemarie Schwarzenbach à Dominique Ziegler, qui évoquera le djihadisme, en passant par Lukas Bärfuss. Frédéric Polier, lui, reviendra à Shakespeare. On lui a laissé la parole. 

 

 

On rencontre Frédéric Polier à son retour de vacances, qu’il a passées sur une île lointaine. N’allez pas croire que l’homme de théâtre avait l’esprit en jachère, même s’il n’avait pas que de la littérature dramatique dans ses valises. Il a emporté avec lui des gros romans, notamment de Russell Banks. Mais tout de même aussi un énorme pavé sur le dramaturge et poète anglais Howard Barker, connu pour son « théâtre de la catastrophe ». Frédéric Polier entame sa quatrième saison aux commandes de l’une des plus grosses institutions théâtrales genevoises. Il a déjà derrière lui un mandat de trois ans, renouvelable une fois comme le veut la convention régissant ses conditions d’exercice. « J’y suis jusqu’en 2018, comme Macasdar, sauf que j’ai commencé plus tard » (rires).

 

Réinvestir des lieux propices aux aventures théâtrales

Frédéric Polier a suffisamment de bouteille pour pouvoir aborder avec une distance, un naturel et un humour sereins des sujets « délicats » dans un milieu qui lui est cher. Lui qui était présent au temps de la construction et de l’inauguration du Grütli, plus ou moins au moment où il entrait à l’ESAD en 1987 – les spectacles de L’École supérieure d’art dramatique de Genève avaient d’ailleurs lieu au Grütli, alors dirigé par Marcel Robert. Pour Polier, l’aventure a ensuite duré quatre ans avec le Garage, de 1990 à 1994. Un de ce ces nombreux théâtres aujourd’hui disparus au bout du lac, qui ont été le sel d’une liberté artistique à réinventer. « On sait que les grandes aventures théâtrales ont eu lieu dans des espaces réinvestis, comme la Cartoucherie ou les Bouffes du Nord. Parce que c’est inspirant. J’ai toujours rêvé d’un lieu dans la campagne genevoise… » En France, il travaille aussi trois ou quatre ans par intermittence avec Chantal Morel, Jean-Michel Lejeune ou Jean-Pierre Vincent, jusqu’en 1995.

 

La culture oui. Et l’art dans tout ça ?

Mais pour l’heure, il n’est pas vraiment question de rêver. La direction d’un théâtre comme le Grütli, qui implique un travail collégial avec une grosse équipe, en lien avec le monde associatif qui plus est, est très prenante. « Je suis pour le moment assez en prise avec l’éternelle crise du théâtre et ses conflits qui se déplacent », concède Polier. « Ce qui m’intéresse, c’est déjà de faire travailler la corporation des comédiens. Ça manque de plus en plus à Genève. » Le discours de Polier n’a pas changé, toujours soucieux de la santé du « off » genevois – entendez les compagnies indépendantes. Et de préciser la situation au cœur de son institution : « On fonctionne au-dessus de nos moyens par rapport à l’ambition des projets. Le budget de production n’est pas extraordinaire, avec moins d’un million de francs pour quatorze spectacles. Il y a pas mal d’argent dans la culture mais pas nécessairement dans l’art, relativement peu étant mis dans la production », déplore-t-il. Car oui, faire fonctionner un théâtre à un coût (financé par le budget de fonctionnement justement, à peu près équivalent ici à celui de production).

 

En phase avec l’actualité

« Etre un directeur, metteur en scène et jouer en même temps m’oblige à suivre les affaires du monde aux niveaux artistique et politique », sourit-il, clope au bec, après un deuxième café. « Ce n’est pas le théâtre en lui-même qui m’intéresse, mais ce qui pourrait se passer dans une salle de théâtre et qui ne se produirait pas ailleurs, pour paraphraser Peter Brook », dit-il cette fois-ci plutôt sous la casquette du metteur en scène, avant d’ajouter qu’on n’y est pas forcément en phase avec l’actualité. « On pourrait aussi y aborder les Grecs, ce que je n’ai jamais fait. Je me suis arrêté aux Elisabéthains. J’ai lu d’ailleurs cet été un ouvrage du philosophe Peter Sloterdijk qui, partant de la colère d’Achille au début de L’Iliade, fait une traversée de la civilisation européenne », poursuit-il en déclamant tranquillement quelques vers. « C’est assez parlant par rapport à ce qui se passe en Grèce », souligne l’artiste qui s’avoue en totale contradiction avec ce qu’il vient de nous dire précédemment. Car oui, le théâtre, c’est cela. Une ouverture des possibles. Polier s’est d’ailleurs aussi bien attaqué à Cyrano qu’à « l’écriture déstabilisante » du jeune dramaturge Rafael Spregelburd, auquel il reviendra.

 

 

Shakespeare, « le tiers du coffret »

Mais cette année, ou plutôt début 2016 qui marque les quatre cents ans de la mort de Shakespeare, le metteur en scène revient aussi au grand dramaturge, dont il a déjà monté plusieurs œuvres (« j’en suis au tiers du coffret »). Il a aussi joué dans cinq ou six pièces de Shakespeare mises en scène par d’autres. Dans la Tour vagabonde, installée à l’époque au Théâtre de l’Orangerie ­ qu’il dirigeait il y a quelques années, Polier créait Cymbeline, en 2008, œuvre peu connue n’ayant jamais été mise en scène ici. « Le Conte d’hiver est dans la même lignée. C’est la suite. Une pièce équilibrée qui fait partie des romances, où Shakespeare dans sa maturité est moins radical avec ses personnages. Ça se passe dans une Sicile imaginaire. »

 

« Présentation de saison »

A cheval sur mai et juin 2016, c’est avec son dramaturge, et en l’occurrence ici auteur, qu’il mettra en scène Présentation de saison, métaphore du théâtre. « Je suis pour un metteur en scène en plus », dit-il de Lionel Chiuch, qui l’assiste aussi à la direction du théâtre. Mais pour septembre, on démarre avec un opéra inspiré de la vie et de l’œuvre d’Annemarie Schwarzenbach, en collaboration avec la Haute école de musique de Genève. Le Ruisseau noir sera monté en trois langues. « En anglais notamment pour la période new-yorkaise, avant les voyages au Moyen-Orient avec Ella Maillart puis la fin dans les Grisons. »

 

 

Les auteurs suisses

Se dessine ainsi une ligne autour des auteurs suisses, habilement tracée dans la programmation « mais pas en stabilo » relève pertinemment Polier quand on lui dit que cela nous avait échappé. Le Voyage d’Alice en Suisse de Lukas Bärfuss et mis en scène par Gian Manuel Rau en fait partie. « Un auteur important en Suisse alémanique, un auteur engagé, romancier également, notamment connu pour son roman sur le Rwanda. Une tête pensante », se réjouit-il.

 

Ziegler, le djihadisme et le sens de la formule

Suivront en octobre et novembre deux pièces écrites par des romands. L’auteur et metteur en scène vaudois Julien Mages réinvente Molière en réécrivant sa Misanthrope au féminin avec une décapante Janine Rhapsodie. Dans une autre veine, mise en scène par Julien George, la dernière pièce de Valérie Poirier parle d’exil, sur le ton de l’humour comme souvent chez la dramaturge genevoise. Palavie évoque en filigrane la trajectoire des Pieds-Noirs, qui touche de près l’auteure d'origine franco-algérienne. Autre figure tutélaire de l’écriture genevoise, Dominique Ziegler, qu’on avait laissé avec Pourquoi ont-il tué Jaurès ?, s’empare d’une thématique brûlante : le djihadisme. « Plus qu’un thème de société, c’est un problème mondial », souligne Polier qui incarnait le grand humaniste et politicien français sous la direction de l’auteur et metteur en scène intrépide « ayant le sens de la formule et de la dynamique de scène ». La Route du Levant, qui raconte une garde à vue, promet suspens et duel rhétorique.

 

Mensonge et silence

On avait prévenu Polier. Il est impossible de citer une saison entière. Aussi mentionnera-t-on brièvement Le Mensonge/Le Silence, deux pièces en un acte de Nathalie Sarraute que viendra créer Valentin Rossier au Grütli. La salle accueillera également les Douze hommes en colère montés avec brio par Julien Schmutz. Cette pièce pour douze comédiens a en quelque sorte son pendant féminin, avec Reines et sa distribution entièrement féminine, que la chorégraphe Zoé Reverdin mettra en scène. A propos d’alternance hommes-femmes, si Polier a fait l’objet de polémiques stériles à son arrivée au Grütli, succédant à Michèle Pralong et Maya Bösch, on notera le retour de Guillaume Béguin cette saison, grand nom romand associé à la recherche formelle, déjà programmé par le duo féminin. Il nous revient entre autres avec Le Baiser et la morsure, présenté l’an passé au Grütli, une étonnante prouesse physique et langagière qui nous rappelle que nous descendons du singe. Preuve que le théâtre, qu’on le labélise (à tort) contemporain ou plus classique, reste ouvert à toutes les formes et écritures qu’il est louable de faire coexister au sein d’une même institution, ou du moins au sein d’une même ville. Le Théâtre du Grütli aujourd’hui en est un bel exemple. Il n’empêche. Son directeur, qui se sent dans la lignée d’un Matthias Langhoff, s’y avoue malgré tout un peu orphelin aujourd’hui…

 

Propos recueillis par Cécile Dalla Torre

 

Découvrez toute la saison du Théâtre du Grütli sur leprogramme.ch ou sur le site www.grutli.ch

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