Echanger et danser sous le regard des smartphones
D’où son titre en forme de collage surréaliste télescopant DIE (mourir) et distinguished (distingué). La Ribot a créé et performé 58 Pièces distinguées, réunies en sept séries-spectacles. DIEstinguished sera-t-elle la dernière pépite baroque de cette belle lignée? Les Piezas distinguidas (Pièces distinguées) se présentent comme des capsules performatives ou vignettes dansées passées historiquement en solo.
Pour DIEstinguished, la danse se fait métamorphoses dans un univers scénographique proche de la peinture abstraite suisse contemporaine. Mais aussi filmage fragmenté au smartphone et témoignages de figures historiques. Dont les Mémoires de la chorégraphe américaine Martha Graham achevées à l’aube de sa mort à 96 ans. Une vie pour et par la danse, qui est mouvement de pensées. Et appelant à la libération des gestes ancestraux. Rencontre avec La Ribot.
DIEstinguished est inspiré de LaBOLA, une pièce sur la transformation permanente.
La Ribot: Oui l’une – LaBOLA – fait partie de l’autre – DIEstinguished. La vision de LaBOLA s’inscrit dans mon discours prononcé lors de la remise du Lion d’or pour ma carrière à la Biennale de la danse en octobre 2020 à Venise. C’est une utopie sur la manière dont nous pourrions nous relier les un.es aux autres. En voici des extraits:
«J’imagine qu’on pourrait tous être en train de danser sans arrêt... tous à la fois, et en faisant presque la même chose: en nous transformant constamment, en passant par tous types d’expériences; en partant, par exemple, de nous-mêmes; en nous échangeant les chemises, les pantalons, les bonnets, les chaussures, les serviettes et les robes... les formes, les ventres, les cheveux, les nez, les cuisses de poulets, et les têtes de mort... Échanger nos corps et nos vies, nos histoires et nos mensonges, nos femmes et nos hommes, échanger les cornes, les plaintes et les culs, échanger le nom, le visage et le passeport.»
Dès lors, j’ai tenté de mettre en formes pareille vision. Etonnamment les paroles de ce texte prononcé à Venise sont littéralement devenues expressions et formes dansées. LaBOLA se déploie ainsi dans l’espace, passant partout. Trois interprètes se changent et prennent en leur compagnie tout ce qui est trouvé au plateau. Le mouvement général de la pièce lie autant qu’il délie, prends sens ou pas. Elle est surréaliste ou réaliste. Il s’agit d’une pièce très prenante car les danseurs et danseuses y jouent de l’accident. Elle suit les paramètres et éléments que nous avons écrit pour rendre compte de cette espèce de transformation permanente par un mouvement continu.
C’est l’un des projets le plus dansés de mon parcours artistique. Il s’agit d’une réalisation de danse totale, dont LaBOLA est le noyau. Mais DIEstinguished met en jeu une autre dimension singulièrement rattachée à l’image vidéo. Elle est le fruit de tout un travail du corps opérateur que j’ai développé en vidéo depuis une vingtaine d’années. Dans ce cas, la danse surgit du corps même des danseurs comme expérience de l’intérieur.
Qu’apporte ce filmage vidéo qui fragmente les corps?La vidéo apparaît tardivement au fil des Pièces distinguées créées depuis 1993. C’est avec la pièce 34, une vidéo précisément, que je découvre mon intérêt pour une danse développant un point de vue. En l’occurrence celui de la chorégraphe et de l’interprète que j’étais. Grâce à une handycam tenue à la main, je pouvais moduler, changer le processus subjectif et objectif de la danse. Et témoigner d’une expérience que j’étais en train de réaliser.
C’est donc à partir des années 2000 que mes recherches et trouvailles se déploient avec la vidéo. Ainsi dans des films comme Mariachi 17 (2009) et Cuarto de oro (2008), Ce dernier est réalisé autour de l’actrice Christina Hoyos, vedette de la trilogie d’Antonio Gades et Carlos Saura, Noces de sang, Carmen et L’Amour sorcier. Ces vidéos ouvrent sur le point de vue du corps dansant.
Oui. DIEstinguished est une expérimentation et une réflexion sur la manière dont les points de vue des interprètes sont mis en avant. Emanant autant des danseurs locaux invités que des interprètes de ma compagnie, La Ribot Ensemble, ces points de vue changent continument. Tous s’échangent le smartphone caméra qui est ainsi perpétuellement en mouvement.
C’est du streaming live car ce filmage mutuel en direct est diffusé sur les écrans des smartphones du public. Ceci grâce à un code QR et un système que nous avons inventés afin de pouvoir mener à bien cette diffusion. Basé sur le mouvement de la caméra, la chorégraphie et le jeu dans l’espace, ce dispositif offre d’autres angles de vue, expériences, perceptions et compréhension du spectacle. A un moment donné, il y a aussi un choix de montage, depuis la régie, entre plusieurs sources d’images vidéo.
La combinaison entre deux visions. L’une est scénique et traditionnelle, quasi plate et lointaine alors que l’autre est fort proche des corps, mouvante, fragmentée. Il s’agit ainsi de deux pièces simultanées menées selon des points de vue et cadrages très contrastés.
D’où une perception externe et d’ensemble de la pièce, d’une part. Et une vue fragmentée quasi émotionnelle de la création, de l’autre. Par nature, le smartphone devient pour les danseurs et danseuses ce qu’il est dans nos vies, une prothèse. L’expérience de la danse et non sa dimension formelle peut alors plus aisément toucher le spectateur sur un plan kinesthésique et émotionnel. Je tente ainsi de rapprocher du public l’expérience de la danse via le smartphone.
Dans ce texte choisi pour la fin de DIEstinguished, l’écrivain et philosophe espagnol Paul B. Preciado se positionne contre toutes les règles et les choses que l’on se doit de faire. Ceci pour nous proposer l’exact contraire. Ce texte est dit simultanément aux règles de la grammaire espagnole. Il y aussi un dialogue avec les écrits des chorégraphes et danseuses historiques Martha Graham et Isadora Duncan relativement à leurs vies et expériences de vie comme danseuses.
Chez Marta Graham, le propos apparait pris par les émotions, les sentiments. Il est sauvage en quelque sorte, repoussant nombre de règles et conventions. Sans être une chorégraphe révolutionnaire qui changerait complètement la manière de danser. C’est beau et saisissant de l’entendre évoquer sa pratique en danse ainsi que le sexe.
Il y aussi un texte émanant de narcotrafiquants qui parlent de la loi et des règles de comportements. Cette dernière partie du spectacle évoque le vécu des règles, l’expérience de la danse, la nôtre et celle de Graham, sa perception de la chorégraphie, par exemple. Le spectacle interroge aussi la convention tacite ou règle rappelée d’éteindre son smartphone durant une représentation publique. Alors que dans DIEstinguished, il faut l’ouvrir et l’utiliser.
Propos recueillis par Bertrand TappoletDIEstinguished
Du 9 au 11 décembre à La Comédie de Genève
La Ribot, conception, direction
Danse et chorégraphie créées avec les interprètes de La Ribot Ensemble: Piera Bellato, Mathilde Invernon, Lisa Laurent, Thami Manekehla, Ludovico Paladini
Et un groupe d'interprètes professionnels du canton de Genève: Stéphanie Bayle, Alex Landa Aguirreche, Erin O’Reilly, Ambre Pini, Lola Riccaboni, Solène Schnüriger
Informations, réservations:
https://www.comedie.ch/fr/programme/spectacles/diestinguished