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«Dogville» mis en perspective par le théâtre

Publié le 29.09.2021

Librement inspiré du film Dogville signé Lars von Trier, Entre chien et loup de Christiane Jatahy, présenté à la Comédie de Genève, du 30 septembre au 13 octobre, interroge le réel du plateau. Pour éclairer les obscurs chemins qui mènent à l’asservissement de l’autre et au fascisme ordinaire. Une communauté d’interprètes va tenter d’infléchir le cours funeste et tragique de la fiction - ici autour d’une réfugiée fuyant un régime oppressif - , dont tous les rouages et la fin sont connus. Malgré les bonnes intentions dramaturgiques, humanistes et scénaristiques autour de l’acceptation affichées par le narrateur principal, Tom, l’histoire menace de se répéter. Mais en interrompant et relisant certaines séquences du film. Troublant jeu de miroirs avec nos vies détaillé par Christiane Jatahy, metteuse en scène, actrice, dramaturge et cinéaste brésilienne.

Au Berliner Ensemble, Brecht rêvait que la représentation ne soit qu’une parenthèse dans un processus continu de répétitions, réflexions et vies. Cela vous a-t-il inspirée?

Christiane Jatahy: Pas directement bien que l’approche de la pièce puisse être brechtienne. Avec cette réflexion de l’interprète face au rôle performé à la scène et à l’image - dans un entre-deux interrogeant l’histoire, le vécu et leurs écritures. Mais le dramaturge allemand est déjà l’une des références de Lars Von Trier pour Dogville. Que l’on songe à L’Opéra de quat’sous, qui comporte de nombreux aspects indéterminés, aléatoires et un côté crépuscule du monde. Depuis son titre, Entre Chien et loup évoque ce passage de la lumière à l’obscurité, de la démocratie au fascisme.

Le travail qui s’y développe comme ailleurs au fil de mes créations (What if They Went to Moscow, Le Présent qui déborde…) se cristallise sur les liens multiformes entre le cinéma porteur du tragique et appartenant au passé, et le théâtre. Ce dernier se décline au présent. Il en recèle tout l’espoir de changement. La mise en scène joue sur cette articulation, cette circulation entre le registre cinématographique impossible à moduler, et la représentation scénique qui s‘éprouve dans l’instant. Elle est propice à l’inattendu, l’imprévisible, le surgissement, l’accident, l’altérité.

Pour la pièce, ces deux registres se contaminent, s’interrogent, en multipliant les temporalités – passé, présent, devenir.




Le début d’Entre chien et loup présente plusieurs registres…

Les interprètes s’adressent au public en déclinant leurs prénoms avant de glisser vers leurs personnages tout en préservant une ambiguïté. Ainsi sur la question de la protection de l‘Autre. Ma recherche? J’œuvre afin d’ouvrir des fenêtres permettant à la réalité de s’infiltrer. La question essentielle est celle de l’acceptation de l’Autre qui passe par le salariat et le droit au travail pour Graça, la jeune exilée. Mais aussi par le don et la dette. Cette dernière ouvrant la voie à l’exploitation de l’Autre.

Dans le film, Grace (Nicole Kidman) vient du côté obscur, des coulisses, et révèle assez rapidement la paranoïa d’un village. Votre Graça, elle, vient d’un endroit proche du public.

Chez Lars Von Trier, le personnage incarné Nicole Kidman surgit d’une obscurité mythique. A mes yeux, Graça dans Entre chien et loup elle vient d’un lieu plus concret, le refus de ce qui se déroule aujourd’hui au Brésil avec Jair Bolsonaro, la dimension violente et radicale des politiques de démantèlement de la démocratie et l’histoire déjà fort longue de l’extrême droite brésilienne, héritière notamment de la violence de la dictature militaire (1964-1985). L’exil de Graça est une manière de sauver sa vie et il n’est pas question de gangsters comme dans le film. Mais il s’agit aussi d’un exil éthique, moral face à un système d’oppression. Ainsi est-elle dans la lumière et non dans les ténèbres.

L’ensemble des personnages d’Entre chien et loup sont conscients de leur essai de changement du cours du drame à travers la réactivation d’une partie de la fable du film comme laboratoire de vie et d’expérience de l’acceptation. Ceci afin de ne pas reproduire les mêmes erreurs et la même histoire encore et encore. En quelques sorte les personnages de la pièce la co-écrivent. Ces derniers sont en trains de vivre et commenter simultanément, ce qui est éminemment brechtien. Ce n’est évidemment pas le cas dans Dogville.






Comment la pièce fonctionne-t-elle au plateau?

En fond de scène est placé un grand écran. Il dévoile l’expression de l’expérience de revivre un film où les comédien.nes participent à ce qui est filmé par eux, Il s’agit d’une ouverture sur leur monde intime, psychique et inconscient, par l’action théâtrale, performative. Tenter de changer le film par la pratique théâtrale, c’est aussi essayer d’éprouver ce que suscite l’accueil d’une exilée, d’une réfugiée fuyant les persécutions, ce que représente son salariat par le collectif, le don et le contre-don.

Ce qui est important? Deux films sont réalisés simultanément. D’une part le film live de leur expérience en direct. D’autre part, il existe un autre film, où le personnage de Graça est déjà là, emprisonné, alors qu’au théâtre elle peut s’émanciper de l’image, littéralement en sortir. D’où tout un jeu sur le passé et le présent celui d’un film déjà tourné par nous (avec notamment les épisodes avec l’enfant) et celui réalisé au plateau pendant la représentation. Il y a donc plusieurs temporalités.





Quelles sont alors les conséquences?

Ce processus amène à une déconstruction du film, plus que de brouiller les frontières entre fiction et réel retravaillé, poétisé. Il ne s’agit pas de mettre en scène Dogville, film avec lequel j’ai une relation compliquée, au-delà des questions d’admiration ou fascination. C’est un matériau qui fait 2h40 au cinéma alors qu’Entre Chien et loup se déroule sur deux tours d’horloge. J’ai donc beaucoup coupé, interrompu certaines scènes tout en relisant d’autres. Ainsi la séquence du viol dans le camion filmée en contre-plongée dans le film et la pièce, ne se termine pas de la même manière d’un registre à l’autre.

Et l’épisode de la fin…

La violence scénarisée comme un effet de thriller dans le long-métrage me pose problème. Le retournement de la fin existe, mais il est présenté sur un mode neutre par une comédienne. Ceci à l’image d’un récit ou d’une pièce à amener au coeur d’un débat nous impliquant toutes et tous. Le théâtre, c’est l’agora grec, fort éloignée de la sidération liée à une vengeance écrite pour un film noir.

Propos recueillis par Bertrand Tappolet


Entre chien et loup
De Christiane Jatahy
Du 29 septembre au 13 octobre à La Comédie de Genève

Renseignements, réservations:
https://www.comedie.ch/fr/programme/spectacles/entre-chien-et-loup


Avec Véronique Alain, Julia Bernat, Élodie Bordas, Paulo Camacho, Azelyne Cartigny, Philippe Duclos, Vincent Fontannaz, Viviane Pavillon, Matthieu Sampeur, Valerio Scamuffa Avec la participation de Harry Blättler Bordas

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