Social Tw. Fb.
Article

Cuisine, politique et dépendances

Publié le 05.04.2022

Cuisiner live, manger et parler politique entre allusions et non-dits, tel est le menu de la pièce, Spaghetti bona fide, à l’affiche du Poche dès le 4 avril. Son auteur, le dramaturge d’Outre-Sarine, Matteo Emilio Baldi, sert sur un plateau un quatuor en désaccord de figures plus que de personnages. Nous sommes à l’heure des repas concoctés et partagés sur trois jours et deux nuits d’une comédie à l’italienne et thriller politique aux saveurs et parfums singuliers autant que troublants où culinaire et tragédie migratoire se mélangent. Toute ressemblance avec l’histoire politique récente de l’Italie n’est naturellement pas fortuite dans ce mano a mano entre figures politiques désireuses de faire alliance à l’aube d’élections dans un système connu pour son instabilité parlementaire.

Echanger autour de terrestres nourritures, saupoudrer l’intrigue d’allégories culinaires, tout cela n’interdit pas des digressions sur la politique. Et les discussions roulant autour du café apparaissent aussi serrées que le devenir de la coalition et la répartition des portefeuilles ministériels. Rencontre avec les Top Chef de la mise en scène, Dorothée Thébert et Filippo Filliger.



Ce texte a-t-il fait écho à votre parcours artistique?

Dorothée Thébert: Assurément. La pièce nous a rappelé L’absence de gouvernail que nous avons créée en 2015. Celle-ci tentait d’organiser une communauté, public et acteur.trices confondus se retrouvant autour d’un repas, le temps d’un spectacle. Dans notre idée, le partage d’un repas est un acte politique. C’est ce qui a motivé nos choix singuliers de mise en scène impliquant le fait de cuisiner au plateau.



Quelle est l’histoire posant des personnages politiques contrastés?

Dorothée Thébert: L’intrigue met en présence des figures politiques devant se répartir les postes au sein d’un futur gouvernement en Italie. Il s’agit de personnes rattachées à la Lega, un parti d’extrême-droite et au parti populiste du Mouvement 5 étoiles – la formation est devenue le premier parti d'Italie aux législatives de mars 2018 avec plus de 32% des voix avant de décliner, ndr. Ceci même si ces formations ne sont pas explicitement nommées dans le texte.

En forme de négociations en vue de la formation d’un nouveau gouvernement, la fable se développe autour d’un repas et d’évocations culinaires. La pièce pose notamment la difficulté de tenir ses convictions personnelles face aux stratégies politiques perméables aux compromis.

On transite de l’évocation des vongoles aux non-dits liés à des alliances politiques…

Filippo Filliger: Ce qui se passe dans la pièce, lorsque les personnages parlent de cuisine, c’est d’éviter d’évoquer la politique. Partant, les protagonistes utilisent la cuisine comme une métaphore pour faire passer leur message. La pièce est ainsi à la fois un exercice d’esquive tout en participant de la volonté de convoquer la cuisine pour aligner des sous-textes.

A dessein, la cuisine est mise en scène pour séduire le public, tentant de la faire adhérer au discours du personnage politique principal, Armanda, issue du Mouvement. Elle interroge les idées d’honnêteté et d’engagement.





Dans la pièce, que l’on pourrait traduire par Les spaghettis de l’honnêteté, on assiste à une recette de cuisine…

Filippo Filliger: Il s’agit d’un show culinaire intitulé "Des oursins sur un plateau télé" présentant précisément la recette des pâtes aux oursins. A l’image d’autres recettes dépeintes dans Spaghetti bona fide, elles sont cuisinées sur scène. Tout est ainsi éminemment concret. A nos yeux, cet épisode culinaire sert à rappeler comment les personnages travaillant dans la sphère politique restent attachés à une dimension liée au paraître. Mais aussi à force d’une constante mise en en scène de leurs personnes pour atteindre leur objectif politique.

Ce culte des apparences est finement dépeint dans le long métrage La Grande Bellezza signé Paolo Sorrentino. Il met en scène avec acuité et pudeur le pouvoir et ses masques.

Parlez-nous du quatuor de la pièce.


Dorothée Thébert: La pièce est portée par quatre magnifiques comédiennes notamment. Qui nous qui plonge généreusement dans cette comédie, dans laquelle nous sommes confrontés à Armanda, élue d’un parti populiste qui symboliquement peut être ramené au Mouvement 5 étoiles. Elle est accompagnée de Delia, sa responsable de communication qui l’a poussée au sommet de son parcours politique.

Ces deux femmes se retrouvent dans une maison au bord de la mer, le week-end précédant l’attribution des Ministères. Armanda doit discuter avec son camarade de parti, Giosuè, de la meilleure stratégie pour accéder aux postes clés du gouvernement. Giosuè est arrivé dans la villa avec sa compagne élue de la Lega, Angèle Deledda. Ce stratège du parti tente de convaincre Armanda de réaliser une coalition contre nature avec la Lega.

Sur le sujet de la migration présente dans l’œuvre.

Filippo Filliger: L’un des intérêts de la pièce réside dans le fait que la migration n’y est jamais abordée sur un mode frontal. Il s’agit plutôt d’un hors champ au décor dans lequel les quatre protagonistes évoluent. Les figures de cette comédie dramatique savent pertinemment que la catastrophe humanitaire et migratoire se déploie autour d’eux. Mais de manière pleinement consciente, ces protagonistes ne la traitent pas. Ainsi certaines figures aux idées proches de l’extrême droite – Armanda, Delia Deledda et Giosuè – en parlent avec ironie.

Quant à elle, l’élue du Mouvement 5 étoiles (non explicitement appelé ainsi) l’évoque avec le cœur. Sans toutefois proposer d’actions concrètes. On se retrouve ainsi dans une dynamique où l’on sait la tragédie proche tout en mangeant et parlant de nourriture.





Qui dit repas suggère aussi flux de désirs

Filippo Filliger: Oui. Nous l’avons abordé de façon métaphorique en reliant la nourriture à la relation amoureuse de la protagoniste principale, Armanda, avec sa responsable de communication, Delia. Je reviens toutefois au film le plus important à notre sens, La Grande Bellezza racontant la décadence d’un pays. Ou peut-être les réalisations du cinéaste étasunien John Waters – ses films parfois proches du conte moral subvertissent nombre de conventions et interrogent les déviances et violences de la société américaine, ndr.

Et pour la musique?

Filippo Filliger: Nous avons travaillé avec l’excellent Andres Garcia, qui signe plusieurs morceaux pour l’occasion. Pour ce faire, Il est allé puiser dans son passé de compositeur de musique électronique. L’univers musical est essentiel à l’atmosphère de la pièce comme en témoigne un magnifique moment de fête.

Faire la cuisine en scène, c’est aussi convoquer des odeurs.

Dorothée Thébert: Cela participe de la création d’un espace théâtral commun entre le public et celles et ceux qui jouent, dans un désir d’horizontalité, l’un des fils rouges de notre théâtre. Nous l’avons expérimenté dans l’Absence de gouvernail, une réflexion sur l’art et la vie. Cette création partait du fameux aphorisme de l’artiste français Robert Filliou, «L'art est ce qui rend la vie plus intéressante que l'art.»

L’intuition de départ pour la mise en scène de cette pièce?

Nourritures et odeurs partagent cette qualité de baigner, imprégner un espace dans une atmosphère commune entre les specteurs.trices et ce qui advient sur scène. Les odeurs n’ont pas de frontières, ne s’arrêtant pas au quatrième mur – expression désignant un "mur" fictif placé entre le public et la scène et par lequel le public observent les acteur.trices jouer, ndr.

Propos recueillis par Bertrand Tappolet


Spaghetti bona fide
Au Poche du 4 avril au 15 mai

Un spectacle de Matteo Emilio Baldi
mis en scène par Dorothée Thébert et Filippo Filliger

Avec Angèle Colas, Jeanne De Mont, Fred Jacot-Guillarmod, Zoé Sjollema

Informatiois, réservations:
https://poche---gve.ch/spectacle/spaghetti-bona-fide