Cauchemar d’une nuit d’été au Théâtre du Loup
Comment les comédiens forgent-ils leur identité alors qu’ils ne cessent de se mettre dans la peau des autres? Avec la création Summer Break, à voir du 1er au 17 mars au Théâtre du Loup à Genève, c’est une plongée au cœur du métier que propose la metteure en scène Natacha Koutchoumov, co-directrice de la Comédie de Genève depuis 2017. Après Le beau monde, d’après Le Mariage de Krétchinski et L’Affaire d’Alexandre Soukhovo-Kobyline créé en 2015 au Théâtre du Loup, Natacha Koutchoumov s’est inspirée du Songe d’une nuit d’été de William Shakespeare pour écrire en plateau Summer Break, un spectacle qui fait la part belle aux sensations, notamment par un travail du son et de l’image à la manière cinématographique.
Ce spectacle est présenté dans le cadre des Belles complications #2, un rendez-vous initié par Anne Bisang à la tête du Théâtre Populaire Romand à la Chaux-de-Fonds, visant à réinventer la notion de troupe théâtrale en l’adaptant au contexte contemporain. Ainsi, elle a invité trois jeunes metteures en scène, en l’occurrence Natacha Koutchoumov, Manon Krüttli et Olivia Seigne, à créer chacune un spectacle avec une même équipe d’acteurs et un même mot d’ordre: relire une œuvre en tirant les fils qui l’ancrent dans nos peurs et nos espoirs d’aujourd’hui.
Partir de la pièce Le Songe d’une Nuit d’été de Shakespeare faisait-il partie des consignes du projet des Belles complications #2?
C’est un projet que je portais depuis longtemps déjà, et c’est notamment parce qu’Anne Bisang le connaissait qu’elle a fait appel à moi dans cette deuxième édition des Belles complications.
Comment avez-vous mêlé fiction et réalité à cette œuvre classique?
Le projet a beaucoup évolué. J’avais envie de parler de mon parcours de comédienne, de ce que c’est que de construire son identité d’acteur quand on est jeune, de grandir en étant regardée par les autres, et comment cette situation peut brouiller encore plus les pistes de la construction de soi. Être acteur crée des situations d’étrangeté que je souhaitais porter à la scène. Et Le Songe d’une nuit d’été portait déjà en lui les germes de cette étrangeté: ce phénomène de métamorphose, de double, cette sensation de ne plus s’appartenir et que nos sentiments ne nous appartiennent plus non plus. De plus, cette pièce traite du métier de comédien et en particulier de cette vulnérabilité des jeunes acteurs, me permettant ainsi de jouer de ces deux aspects.
J’ai choisi l’audition de théâtre comme point de départ, une scène, très drôle, présente dans le texte de Shakespeare où une troupe d’acteurs amateurs se disputent les premiers rôles de leur prochaine pièce. Je me suis également concentrée sur les scènes des quatre amoureux et celles de transformation, d’étrangeté et de cauchemar portées par les personnages de la forêt, par Obéron et Puck notamment.
Dans le reste des scènes composées en plateau subsistent encore quelques trames présentes dans la pièce originale, mais Summer Break est devenu notre songe, celui où les personnages vont se retrouver à jouer à vue cette pièce qui va basculer dans l’horreur. Une pièce telle une sorte de train fantôme théâtral, une plongée étrange et hypnotisante dans un monde parallèle, où on ne sait plus si on est dans la fiction, le réel, ou le rêve.
Une pièce qui s’adresse aux adolescents en particulier.
Les acteurs sont très jeunes, et on peut aisément s’imaginer que, parce qu’ils sont dans cet âge d’entre-deux, ils vont basculer encore plus dans cette terre du milieu qu’est la construction de sa personnalité, surtout lorsqu’on est dans ce temps de la transformation physique. Les adolescents vont pouvoir s’identifier à cette impression d’assister à leur propre transformation sans pouvoir agir sur elle. Dans Le Songe d’une nuit d’été, il y a aussi ce moment où les amoureux sont ensorcelés par Obéron et Puck, pour qu’ils ne soient plus conscients de l’objet de leur désir initial, portant soudainement leur amour vers une autre personne. Des sensations étranges propres à l’adolescence également, où des sentiments forts peuvent naître et disparaître presqu’en un instant.
D’ailleurs, pour expliquer ce projet, vous vous référez à René Girard, anthropologue, historien et philosophe français: «L’enfer commence quand le paradis de l’enfance cède le pas à la rivalité mimétique.» Pouvez-vous en dire plus sur son système de pensée?
Une grande partie de son œuvre s’attache au désir mimétique, le fait que le désir est toujours activé par une tierce personne. C’est parce qu’on aime l’objet du désir d’une personne que le désir est activé chez soi. Et René Girard utilise en permanence Le Songe d’une nuit d’été comme référence, emblème même de cette triangulation, de ce mimétisme, récurrent tant dans la pièce originale que dans notre projet par ces sentiments de gémellité, d’usurpation, d’identité, d’être à la fois amoureux et terrifié par l’objet de son amour, des thèmes autour desquels nous avons beaucoup travaillé et que nous avons magnifiés de manière très visuelle.
Vous avez beaucoup travaillé pour le cinéma et la télévision, dans quelle mesure influencent-ils vos mises en scène?
Le lien avec le cinéma commence avec cette audition qui pourrait se faire pour un casting de cinéma, et la scénographie de Sylvie Kleiber est en totale adéquation avec cela, introduisant une succession de tableaux ou d’écrans, où prennent place des scènes qui apparaissent comme cinématographiques. Le travail musical de David Scrufari en continu autour du spectacle s’inscrit également dans la lignée d’une bande son originale qui s’appuie énormément sur les sensations. Nous avons repris les codes utilisés par Shakespeare comme par les films d’horreur ou les séries B, ceux de ne plus s’appartenir, de regarder sa propre vie en étant complètement dépossédé, de ne pas pouvoir agir sur les événements qui se déroulent autour de nous, des sentiments de peur et d’étrangeté qu’on peut avoir pendant les cauchemars, à travers des sons et des effets musicaux dérangeants.
A travers cette création, j’ai surtout envie de partager des sensations avec le public, ce sentiment d’étrangeté que procure le métier d’acteur. Des sensations qui peuvent être de l’ordre du fantastique et du rêve, presque dans le sens psychanalytique. De cette sensation de vertige parfois, d’être sur une scène, et de basculer dans un monde de fiction où il faut quelquefois faire des compromis avec ses valeurs.
Propos recueillis par Alexandra Budde
Summer Break, une pièce de Natacha Koutchoumov d’après Le Songe d'une nuit d'été de William Shakespeare à voir au Théâtre du Loup à Genève du 1er au 17 mars 2019.
Renseignements et réservations au +41.22.301.31.00 ou sur le site du théâtre www.theatreduloup.ch