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Bartleby : « Je préférerais ne pas »

Publié le 08.01.2015

 

Le prix du refus

 

Histoire fascinante imaginée par l’écrivain américain Herman Melville, Bartleby, création du Bob Théâtre, est présentée au Théâtre des Marionnettes de Genève jusqu’au 20 janvier.

Dans un cabinet new-yorkais au 19e siècle, un homme de loi sans ambition, le patron, qui est aussi narrateur de l’histoire, travaille en compagnie de trois employés qu’il surnomme amicalement Dindon, Lagrinche et Gingembre. Après avoir dressé le portrait de ce petit bureau de copistes, l’auteur de Moby Dick met en scène Bartleby, un nouvel employé qui viendra tout bouleverser. Sans délai, Bartleby s’applique à ses tâches de copiste avec beaucoup de sérieux, le jour comme la nuit. Tout va bien, à la grande satisfaction du patron, jusqu’au moment où ce dernier demande à Bartleby d’examiner un court document. Dès ce moment, Bartleby refuse d’accomplir les travaux demandés, jusqu’au drame en déclarant : « Je préférerais ne pas (le faire) ». La formule constitue alors la réponse du scribe à toute demande ou suggestion, abandonnant progressivement et comme inexorablement toute activité, y compris celle de copiste pour laquelle il a été engagé. Rencontre avec Denis Athimon qui réalise et interprète le spectacle aux côtés de Julien Mellano.

 

Le personnage de Bartleby semble résister dans son refus comme on respire, par pur réflexe.

 

Comme dans notre spectacle Démiurges, ce que l’on voudrait retranscrire, c’est le rapport sensible interrogateur à la scène. Ce, à la fois dans le jeu et le non jeu. Est-ce qu’un acteur sur scène qui semble ne rien faire n’est-il ainsi vraiment rien ou une autre forme de présence-absence ? A la racine de cette création, il y a ce désir de voir ce que donne, fiché sur le plateau, un personnage qui ne fait singulièrement rien, refuse de performer, de produire des biens, un service, du sens, malgré la tyrannie généralisée de la rentabilité, de la productivité et de la lisibilité transparente de toute fable.

 

Dans le récit de Melville, l’employeur narrateur confie : « Il (Bartleby) demeura, comme toujours, l’immuable ornement de mon bureau. » Comment pensez-vous traduire cela à la scène ?

 

Après avoir fonctionné en tandem avec Julien Mellano pour Démiurges, Bartlelby s’annonce comme un duo sans en être véritablement. L’un de nous va ainsi "préférer ne pas faire" et l’autre accomplira tout. La lecture de la nouvelle signée Melville, elle, devient possiblement addictive, suscitant des effets secondaires pouvant altérer l’esprit.

Le texte de Melville présente notamment l’intérêt de travailler et creuser la question du choix. L’une de nos influences est le film Mr Nobody de Jaco Van Dormael. Il livre sa théorie du Chaos. Un petit garçon se trouve sur un quai de gare, il doit choisir entre son père ou sa mère le temps d'un train qui arrive et repart. De sa décision découleront des actes, des faits, des histoires différentes, qu'un montage savant nous fait suivre en simultané. Et c'est parti pour une équation à trois inconnues, Elisa, Anna et Jeanne, autant de femmes qui vont bouleverser la vie, les vies, de notre héros devenu grand et qui s’appelle Nemo Nobody.

Or, à nos yeux, le choix ultime, c’est Bartleby en son versant dénué de toute brutalité dans son refus poli. Mais il a choisi de ne pas préférer (le faire). De plus ce protagoniste résonne intensément avec la dimension de la marionnette et de l’objet. Au début du spectacle, la marionnette à gaine est apparue comme un moyen de retranscrire tout cet univers, cette atmosphère de scribes et copistes. Par ses possibilités expressives, la marionnette n’excelle- t-elle pas à rendre compte de personnages burlesques et bien campés évoluant en bureau, Dindon, Lagrinche, Gingembre ? Ensuite, on relève un basculement dans le récit. Dindon, Lagrinche, Gingembre disparaissent pour laisser place au face-à-face entre le patron narrateur et homme de loi à Wall Street et Bartleby, copiste de pièces juridiques ou scribe. Il est fascinant d’aborder le processus mystérieux que suit Bartleby. Il cesse complètement de travailler, mais aussi de sortir de l'étude où il dort. Il ne mange rien d'autre que des biscuits au gingembre, et refuse même son renvoi par son employeur.

 

 

L’ombre et le mur sont des motifs qui reviennent souvent.

 

Cette notion d’être toujours face au « mur aveugle » est fondamentale chez Bartleby, qui ne cesse de se tenir devant une fenêtre débouchant sur un immense mur de briques. Il n’y a de fait aucune perspective de fuite ni de ligne d’horizon. On fait au copiste un petit espace dans le bureau du notaire avec un paravent. Ainsi lors de son arrivée à l’étude, il n’y a pas de place ou de table pour lui, ce qui fait partie de nos propositions d’espace au sein du castelet. Il est littéralement emmuré par des rideaux, une cache. L’employeur lui passe les documents à réaliser par une ouverture.

Si le début avec de nombreux dialogues, jeu et manipulation animant les marionnettes est prolixe en paroles, le silence qu’impose la présence mutique de Bartleby s’étend petit à petit. C’est moins le fait que le personnage tragique n’a pas accès à la parole qu’il refuse peut-être obstinément de la prendre. Le second temps est un quasi monologue du notaire. A la question de l’employeur s’inquiétant du fait que Bartleby ne veut plus écrire, ce dernier répond : « Ne voyez pas la raison par vous-même ? » C’est alors comme un gouffre et un abîme de perplexité qui s’ouvrent encore plus largement tandis que le patron est persuadé que son employé souffre d’un problème oculaire.

 

Comment percevez-vous le personnage de Bartleby ?

 

C’est un être qui a choisi, sans se montrer revendicatif pour autant. Il ne justifie pas non plus son acte et son attitude qui restent incompréhensibles et mystérieux aux yeux des autres. S’il a réalisé un choix peut-être absurde, personne ne sait que faire ou penser de ce personnage, y compris le lecteur qui est plongé dans des abîmes de perplexité voire une angoisse. Est-ce une forme de héros, parangon de la désobéissance civile, économique ? Ou un looser (perdant) fini ? Tout est alors possible dans l’interprétation.

Le personnage est-il contre un système ou en faveur d’une résignation à ne plus « fonctionner » dans une société vouée à produire ? Cette énigme sans fin a suscité un nombre considérable d’écrits, commentaires, études et exégèses. Il représente sans doute l’essence de la question philosophique par excellence où il n’y a pas de réponse – si tant est qu’elle existe - qui puisse clore le sujet. Ou alors toute interprétation est possible dans la réponse même. A mes yeux, Bartleby a néanmoins décidé que plus rien n’était possible.

 

Entretien réalisé par Bertrand Tappolet pour le Théâtre des Marionnettes de Genève

 

Bartleby, au TMG du 08 au 20 janvier 2015. Renseignements au +41 22 807 31 07 ou sur www.marionnettes.ch

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