Au Poche, la danse devient théâtre
L’été 2009, le monde chorégraphique devient orphelin. En l’espace d’à peine un mois, deux grandes figures de la danse contemporaine s’éteignent. Pina Bausch à 68 ans, Merce Cunningham à 90 ans. Chacun a marqué la danse du XXème de son empreinte. La première par son expressivité théâtrale, le second par sa conception même de la discipline, dans laquelle il donne une large place au hasard. Passionnée par l’art du mouvement, la jeune auteure française Julie Rossello-Rochet leur dédie Duo (lorsqu’un oiseau se pose sur une toile blanche), convoquant la présence de l’un et l’autre dans deux entretiens post-mortem. «L’été 2009, j’ai fait un rêve. Il y avait une toile blanche en vinyle tendue au sol prête à recevoir des matières, des couleurs qui auraient pu être celles de Keith Haring ou de Jackson Pollock. Il y avait deux silhouettes aussi; celle d’une femme maigre et longue comme la tige d’une fleur et celle d’un homme échevelé, aux épaules dessinées par des muscles saillants», confiait l’auteure à l’équipe du Poche. Voilà comment l’écrivaine décide de faire d’un songe une pièce de théâtre. Mathieu Bertholet, directeur du Poche, à Genève, en a confié la création au metteur en scène Fabrice Gorgerat. La pièce est à voir jusqu’au 15 novembre.
Intimité fantasmée
«Ce qui est intéressant dans Duo, c’est que l’auteure imagine quelle pouvait être l’intimité de Pina Bausch et de Merce Cunningham à partir de témoignages et d’archives», raconte Fabrice Gorgerat. Sa manière de s’approprier ces figures passe par l’imagination. «Nous sommes toujours dans un rapport à ce qui les a construits, mais ce rapport est fantasmé.» Dans le texte de la pièce, figurent en italique les passages empruntés à la réalité, le reste n’étant que fiction. «Le texte dit: ‘Les vivants feront ce qu’ils veulent de nous’. C’est précisément ce qu’a fait l’auteure. Il ne faut donc pas s’attendre à des biographies.» Ces allers-retours entre le réel et le fantasme plaisent au metteur en scène; ils ont nourri sa démarche. Par un important travail de recherche, l’homme de théâtre, qui a l’habitude d’impliquer des danseurs dans ses mises en scène, s’est lui aussi plongé dans des documents d’archives pour mieux appréhender la dame de Wuppertal et le géant américain.
«La ressemblance physique entre Merce Cunningham et Pina Bausch et leurs deux interprètes, Armand Deladoëy et Tamara Bacci, est assez troublante», note Fabrice Gorgerat. Mais surtout, il n’est pas anodin que les deux comédiens aient aussi un parcours de danseur. Tamara Bacci a noué une grande complicité avec la danseuse et chorégraphe Cindy Van Acker notamment. Armand Deladoëy, lui, a dansé près de vingt ans aux côtés de Noémie Lapzeson, clé de voûte de l’Association pour la danse contemporaine à Genève. Pour le metteur en scène, il s’agissait donc de «faire parler des danseurs» au fil de deux monologues qui ne se croisent pas, celui de Merce Cunningham, puis celui de Pina Bausch, et «voir comment ce texte peut traverser leur corps, les mettre en branle différemment, et voir où il peut les amener».
Jours tranquilles
Depuis une vingtaine d’années, Fabrice Gorgerat travaille essentiellement dans le cadre de la compagnie Jours tranquilles, qu’il a fondée à Lausanne, où il est né. Ses spectacles se tissent le plus souvent à l’aide d’une même famille de comédiennes et comédiens. «Duo m’a sorti de mon travail de compagnie pour me ramener aux bases, ce que j’adore faire, à savoir m’atteler à du texte, puisque je sors d’une école brechtienne, l’INSAS, à Bruxelles. Les Sept Lear d’Howard Barker est la dernière pièce que j’ai montée à partir d’un texte, il y a quatorze ans. Depuis, je n’ai travaillé que les écritures de plateaux, souvent avec des danseurs.» S’il s’est vu confier la mise en scène de Duo par le nouveau directeur du Poche, Mathieu Bertholet, il se félicite d’avoir découvert des artistes avec qui il n’avait jamais collaboré, la distribution ayant également été choisie par Mathieu Bertholet. Il se réjouit aussi du défi temporel qui était à relever, à savoir monter la pièce en quatre semaines, compte tenu du nouveau cadre mis en place par la nouvelle direction. Côté technique, Fabrice Gorgerat s’est entouré de ses collaborateurs fidèles pour le son, la lumière, la scénographie et les costumes, avec qui il fabrique son «théâtre d’images».
Deux univers qui résonnent
«L’angle de Julie Rossello-Rochet est au départ un angle très poétique», note encore Fabrice Gorgerat. Comment s’est-il emparé de sa poésie pour en faire un matériau scénique? «J’ai essayé de réveiller cette langue en y mettant des corps concrets. Ma démarche ne va pas forcément dans le sens du texte, dont la langue est très féminine et très belle, et chargée d’images. C’est ce frottement avec mon univers plus cru qui m’intéresse.» Les deux monologues de Duo sont montés l’un après l’autre mais résonnent entre eux. «Dans leur rythmique et leur poétique, ce sont des textes très différents. Merce est plus apaisé. Pina plus déchirée, plus organique; elle est ancrée dans son rapport à l’Histoire européenne, dans l’idée de montrer des corps après la Shoa, même si ce n’est pas dit précisément dans le texte. Merce, lui, s’inscrit dans l’histoire de l’art, celle du New York des années 1930 à 1950». Il n’empêche que ces quelques mots du chorégraphe à une journaliste de danse prennent sans doute tout leur sens sur scène: «Les moments les plus révélateurs et les plus passionnants de l’existence sont ceux qui n’ont ni passé ni futur – ceux qui arrivent, pourrait-on dire, pour rien».
Propos recueillis par Cécile Dalla Torre
Duo (lorsqu’un oiseau se pose sur une toile blanche), à voir au POCHE /GVE jusqu’au 15 novembre 2015
Renseignements et réservations au +41.22.310.37.59 ou sur le site du Théâtre www.poche---gve.ch