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Au Grütli, retour sur le "Désert rouge"

Publié le 08.04.2019

 

Dans le Désert rouge, de Michelangelo Antonioni, Giuliana, incarnée par Monica Vitti, se débattait avec son mal être et sa dépression entre usines bariolées, campagne fantomatique, brumes diverses et fumerolles industrielles variées. Plus d’un demi-siècle plus tard, Daria Deflorian et Antonio Tagliarini reprennent le personnage, le démultiplient et le restituent à notre époque… et à différents âges de la vie. Être mal, être dépressif, un peu, beaucoup, pas tellement, qu’est-ce que cela peut faire, qu’est-ce que cela implique?

En 1964, lorsque le film est sorti, l’industrialisation et le progrès pouvaient être vus comme la solution à tous les problèmes, nous rappelle Daria Deflorian. Et Giuliana constituait une sorte d’exception. Aujourd’hui, nous sommes moins nombreux à le croire. Quasi niente, comme un voyage au pays de la fragilité ordinaire scrutent des hommes et des femmes qui n’y arrivent pas, ou alors pas complètement. A découvrir au Grütli à Genève du 10 au 13 avril.

 

Qu’est-ce qui a déclenché votre envie de créer un spectacle à partir du film Désert Rouge d’Antonioni?

Nous avons été touchés par le caractère du personnage de Giuliana. Ce n’est pas la première fois que nous travaillons sur la fragilité d’une personne, et sur la complexité des connexions entre le contexte, disons social, et cette personne. Mais le plus souvent, cette thématique est abordée sur fond de crise économique, avec des individus abandonnés. Ce n’est pas le cas ici. Déjà dans le film, Giuliana n’a pas ces soucis, elle a tout pour être une personne normale – s'il est possible d’utiliser ce mot. Il était donc intéressant de travailler, de créer un discours sur la fragilité et la solitude à partir d’une personne qui bénéficie d’un certain confort. Et de voir la relation qu’elle entretient avec la réalité, avec l’extérieur.

Nous avons travaillé aussi avec l’idée que cette fragilité est une force, une place où une vérité peut s’exprimer. Dans le film, Giulana est la personne la plus vivante, la plus sincère de l’histoire.

 

Dans votre spectacle, vous proposez aux spectateurs de la suivre, en présentant le personnage à d’autres moments de son existence.

Oui, nous avons pris la décision d’élargir le spectre. Elle a 30, 40, et près de 60 ans. Cela nous permet de nous intéresser à notre thème à travers différents âges de la femme, mais aussi au travers des genres. Au début des années soixante, il était acceptable que la thématique soit incarnée par une femme. En proposant ce spectacle aujourd’hui, il est tout autant légitime de donner un espace de parole aux hommes. Dans son film, Antonioni n’apportait pas de solutions, sans que cela apparaisse négativement. Nous avons cherché les mêmes qualités dans notre écriture. Nous n’avons pas de solutions mais il n’y a pas non plus de cynisme. Nous parlons de petites histoires personnelles, d’hérédité. Nous avons aussi cette force dans notre culture (n.d.l.r.: italienne) de savoir rire quand la situation est dramatique. Et il y a toujours quelque chose entre les choses. Ce n’est jamais complètement noir ou tout blanc. C’est un équilibre très délicat.

 

Dans le film, des usines fantastiques, de la brume et de la fumée accompagnent l’errance de Giuliana. Comment la mettez-vous en valeur, sur scène?

Notre théâtre n’est pas visuel, l’étrangeté peut être servie autrement. Nous travaillons sur des situations qui peuvent paraître réelles, mais dont on découvre progressivement l’artificialité. Le décor est atypique, mi-intérieur, mi-extérieur. Un fauteuil rouge est le seul élément qui rappelle directement le titre du film. Les meubles sont anciens, on les prend comme des objets hérités, des fantômes de la famille.

 

 

Comment évolue Giuliana?

En mûrissant, une personne qui ne trouve pas de solution à son mal être va peut-être le normaliser. Cela peut être une solution, mais cela n’en est pas une pour devenir soi-même. Nous avons beaucoup réfléchi et travaillé là-dessus pendant l’écriture puis pendant les répétitions. Giuliana était un personnage magnifique parce qu’elle ne cherche pas la normalité, même s'il y a une part de responsabilité en elle.

 

Dans le film, son déséquilibre apparaît comme un phénomène isolé. Est-il possible de parler ainsi du mal être aujourd’hui?

C’est une question très subtile à laquelle nous avons été confrontés pendant les répétitions. Nous avons alors été influencés par des auteurs, tels Mark Fischer et Byung Chul Han, qui ont évoqué la dépression d’un point de vue politique. De la difficulté de se connecter socialement lorsqu’on est dans cette situation. Notre société veut nous donner l’impression que tout est possible, que tout est ouvert. Sauf que pour la plupart d’entre nous, ce n’est pas vrai. Se confronter à cette impossibilité est très douloureux.

 

Sur scène, vous appelez des maux de femmes et des maux d’hommes. Sommes-nous égaux devant le mal être?

Socialement, la cause des femmes a sans nulle doute progressé depuis les années soixante, mais on ne peut certainement pas dire qu’il y a pas d’égalité entre hommes et femmes. Mais dans le cadre de notre sujet, très spécifique, je pense qu’il est aujourd’hui plus facile pour une femme d’accepter et de vivre sa fragilité. Les hommes ont énormément de difficultés de parler de ces choses, de trouver les mots pour l’exprimer.

 

Propos recueillis par Vincent Borcard

 

Quasi niente, un spectacle d'après le film de Michelangelo Antonioni Le Désert rouge, à découvrir au Grütli à Genève du 10 au 13 avril. Spectacle en italien surtitré en français.

Informations et réservations au +41.(0)22.888.44.88 ou sur le site du théâtre www.grutli.ch

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