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A la vivante mémoire de nos pères

Publié le 23.05.2020

 

La création, désormais reportée, de Partir devait se tenir du 15 au 26 juin au Grütli et du 2 au 7 juin à l’Arsenic. Quels sont les mots, les pensées chez le père mourant et le fils face temps qui leur reste ensemble? Comment évoquer une existence passée, les repas à l'hôpital dans un air confiné, la fatigue, les soins palliatifs? Avec une belle pudeur et sur un canevas fragmenté, Partir évoque ces réalités en favorisant l’identification émotionnelle chez le spectateur. Du côté du metteur en scène et dramaturge Jean-Daniel Piguet, formé à la philosophie et au cinéma documentaire, l’observation de ce qui est, sans jugement ni a priori, avait déjà fait la valeur de première création, Passe, autour de la prostitution avec trois danseurs et deux comédiens. Loin des clichés attendus.

Tôt ou tard, la mort est parfois scandaleuse. Encore davantage sous pandémie imposant des deuils à répétition sans pouvoir, en proximité physique avec l’être cher entamant son dernier voyage. Le désir de se construire le souvenir des êtres chers disparus, d’être au plus près d’un amour inconditionnel, ne demandant ni contrepartie ni sentiment de possession est au cœur du théâtre documentaire sensible et compassionnel qui fait l’humus de Partir.



Comment s’est développé ce théâtre documentaire biographique?

Jean-Daniel Piguet: A l’origine, il s’agit d’un projet filmique mené avec mon père dans le sens de documenter les derniers moments de sa vie grâce à une caméra qu’il m’avait offerte pour un tournage. Si la morphine en est venue à altérer ses états de conscience, il aimait à se souvenir d’une existence belle et pleine.
D’où chez lui, ce désir de partager des événements advenus, des zones jamais côtoyées de son vivant ou sa conception d’un travail personnel mené avec des personnes autistes. Il manifestait un profond besoin de rester en lien autant avec la famille que le personnel soignant. La caméra nous a donné la force pour partager ces derniers moments ensemble, inventer un projet à deux, parler de sa conception de la vie et de la mort. Ensuite, ce qui me guide pour l’écriture et la mise en scène de la pièce, c’est aussi ma façon particulière d’aborder la réalité dans un dialogue constant avec le langage non verbal, le corps, le silence, l’hésitation.

 

 

Quelles sont vos principales options d’écriture et de mise en scène

D’emblée, c’est le choix d’une pudeur intime qui fonctionne par couches pour la dramaturgie. En compagnie de Nicolas Doutey, nous avons suscité une écriture théâtre à partir des sources vidéo. Le dessein intéressant tout mon travail artistique? Trouver la distance juste avec l’évènement, l’expérience, pour être à la fois proche de l’essence de ce moment d’entre-deux, oscillant entre la vie et la mort tout en étant partageable par d’autres qui peuvent l’interroger, l’investir. Voire favoriser des retours sur soi. Au plateau, il s'agit d’interroger le regard, déplacer le «lieu d'où l'on voit». Ceci en faisant dialoguer le point de vue mobile de la caméra et le regard du spectateur.

 

Parlez-nous de la qualité de présence des comédiens.

La choralité, la polyphonie sont mise en avant à travers la mise en jeu des acteurs, qui sont aussi amenés à interroger leur rapport à la mort. Cela afin que possiblement le spectateur puisse se replonger dans ses propres histoires et puissent toucher des points intime en lui.
C’est une manière de questionner ce mouvement de vie vers la fin, ce qu’il peut nous apporter, enseigner tant il peut profondément nous changer. Ce qui fut mon cas, arpentant ce passage délicat, fragile, où l’on est amené à quitter réalités, états de corps, certitudes et habitudes.

 

 

Il s’agit d’une autre conscience des choses.

Cette expérience de vie juste avant la fin touche des questions essentielles. Elle témoigne de notre condition commune de mortel de notre puissance et de notre impuissance, de la raison et de folie. Sur scène, alternent travail muet sur les silences et atmosphères indécises, fragments de dialogues laissés en suspens et brefs monologues Cela multiplie les couches de significations, d’interprétations possibles. Et permet d'emmener le spectateur dans des zones imaginaires, là où se frottent le conscient et l'inconscient.
Dans cette situation particulière d’entre-deux (vie et mort), les choses deviennent à la fois plus précieuses et fragiles. On constate aussi que les rôles assignés entre soignant et patient peuvent s’infléchir dans un langage minimal, le personnage principal inspiré de mon père ayant ainsi rassuré une infirmière s’inquiétant face à la perspective d’un violent orage.

 

Partir manifeste une relation forte au langage.

J’ai ainsi vu mon père s’ouvrir vers un ailleurs, tâtonner pour savoir comment lâcher la vie. En témoigne le rapport singulier au présent qu’interroge la pièce. Dans une chambre d’hôpital. Pour un être en fin de vie, il n’est guère envisageable de se projeter vers un devenir, le lendemain, l’agenda. Du coup, que dit-on à partir de pareille situation. Comment chacun peut-il appréhender ce moment avec les mots ? Parvient-on à nommer les émotions, les sentiments, le mourir? De quelle manière sortir de la pièce renfermant une personne que l’on sait pertinemment ne jamais revoir?

 

 

La langue dit et dissimule aussi

Sur quel mode, quel ton évoquer les repas à l'hôpital, la maladie suivant son cours, la souffrance qui fatigue comme les traitements médicamenteux administrés ? Assume-t-on de dire la mort ou cherche-t-on à la contourner? En regardant à nouveau ces vidéos de l’hôpital, j’ai remarqué que chacun - les amis, la famille, le personnel hospitalier – se débrouille différemment avec le langage, a sa propre manière de parler la situation. D’où les verbes d’actions du début de la pièce qui sont repris par le chœur des acteurs : chercher, bifurquer, citer, interroger, séparer les syllabes
C’est aussi une manière de questionner le mode de scansion, de profération à convoquer pour ce type de théâtre documentaire et intime. Ce que l’écriture tente de retenir et explorer au cœur du projet? Précisément ces instants où l’on accepte d’être ensemble encore pour un temps incertain. Avec ou sans les mots.

 

« Les événements qui nous sont le plus sensibles sont semblables à une pluie d’été et nous sommes le vêtement sur lequel glissent les gouttes», écrit le philosophe américain Ralph Waldo Emerson que vous citez en prélude à la pièce.

Comment mettre en forme et penser la trace d’un être humain, sous forme d’une pensée à partir de gestes, à partir d’événements perçus et vus, écouté, est l’une des réflexions de ce philosophe. Mais le témoin, l’écoutant, les reçoit de manière oblique. Ainsi nos relations sont « obliques, fugitives ».
Emerson invite à ne plus envisager un événement telle que la mort comme dramatique, mais faisant partie intégrante d’un ordre des choses participant de la vie même. D’où l’envie de Partir d’en faire un moment ordinaire éminemment intense. Presque aussi simple qu’une belle pluie d’été.

 

Propos recueillis par Bertrand Tappolet

Partir n’a pas pu être représenté, ce printemps, au Grütli de Genève, et à l’Arsenic de Lausanne. Il sera au programme du Grütli au cours de la saison 20-21

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