Social Tw. Fb.
Article

Vertiges de l’Amour flou et absolu

Publié le 21.10.2024

Au POCHE /GVE du 28 au 31 octobre puis les les 9, 10, 16 et 17 novembre, Déclaration d'amour de Louis Hee à John Ah-Oui, de Nicolas Barry nous immerge au cœur d'une obsession amoureuse, où le désir devient une quête vertigineuse.

La metteure en scène Leila Vidal Sephiha explore les profondeurs psychologiques de l’amour absolu. Un amour vorace qui absorbe tout sur son passage, au point d’effacer toute distinction entre soi et l'autre. L’homme se consume dans un vortex tourbillonnant d’émotions, cherchant désespérément à capturer la beauté inatteignable de John Ah-Oui, figure quasi-divine et insaisissable.

Le texte de Nicolas Barry est d'une richesse poétique indéniable, jouant avec le langage, le répétant, le tordant pour lui donner une forme vivante. Les monologues sont traversés par des rythmes effrénés, presque chaotiques, traduisant l’état de confusion intérieure du protagoniste.

Mêlant le sublime au grotesque, le cosmogonique au tellurique, le monologue explore des thèmes classiques comme la beauté, le désir et la relation amoureuse, mais il le fait avec une intensité presque viscérale. Sans oublier un appel au sacré et à la mystique.

Servie dans des paysages texturés et organiques, jusqu’à l’habit du comédien griffé par le styliste poète SOLÉ et l’environnement sonore et musical à la fois enveloppant et étrange du compositeur éléctroacoustique Samuel Boutros, la pièce interroge avec acuité la frontière entre amour, possibles, mouvement et sacrifice.

Entretien avec Leila Vidal Sephiha.



Quel fut votre premier abord du texte?

Leila Vidal Sephiha: Ma première lecture s’est accompagnée d’un sentiment ambivalent.

Nous avons d’abord l’expression hyperbolique d’un amour absolu sublimant la passion amoureuse. Et lui conférant des qualités proches d’une expérience mystique ou transcendantale.

À mes yeux, l’auteur s’inscrit au cœur d’une tradition littéraire remontant notamment à la période médiévale. Elle est faite d’extase amoureuse. Par ce texte, elle est remise au goût du jour, au sein de notre société capitaliste et matérialiste. Cette société s’est attachée à la simple consommation des corps.

Comment? En désidéalisant et démythifiant la question de l’amour. L’écrivain nous fait ainsi offrande d’un véritable cri d’amour sous la forme d’un monologue. La quête et l’envie d’un absolu dans l’amour ne restent-elles pas profondément ancrées en nous?



Et l’autre côté de cette ambiguïté?

C’est ce qui se joue en sourdine de ce texte: les souffrances et les humiliations que Louis a vécues dans sa vie avant de faire sa déclaration d’amour. Il est ainsi lesté de tout un passé fait de traumatismes, liés notamment à son expression de genre et à sa sexualité.

Cette figure porte les stigmates de ses souffrances.

Comment se traduisent ces stigmates?

Le protagoniste se met beaucoup dans une position de soumission et d’offrande de soi. Mais aussi d’absolu, voulant se fondre dans l’Autre, John. Et lui donner toute sa vie.

Le travail de mise en scène se cristallise sur cette mise en lumière dans le texte, entre quelque chose de sublime, de magnifique et une manifestation de l’ordre de l’horreur, de la noirceur humaine. Voire du grotesque à la Victor Hugo. Cette tension entre ces deux dimensions fait la beauté de ce texte.

On est parfois proche du sacré.


Louis se donne en offrande, son corps, sa vie, à l’être aimé. Il veut que cet être puisse faire littéralement ce qu’il veut de lui. Ce mouvement est sous-tendu par une confusion entre amour et violence et aussi par tout un univers religieux.

Nombre de passages font ainsi référence à une déité, à une nouvelle religion de l’amour à John. C’est une forme de sacrifice sacré, de martyre.

Au début de son monologue, John avoue avoir perdu le papier de son texte.

C’est précisément ce qui fait aussi la beauté et la force de cette prise de parole. Ne voulait-elle pas se dire de manière structurée?

Avec l’oubli du bout de papier, nous sommes d’emblée plongé.es dans la situation d’un être se laissant prendre par l’intensité du moment, les digressions et toujours le regard de l’être aimé. Dès lors, il prend des risques en se mettant à nu sans suivre le canevas qu’il s’était préparé.

Cela montre toute la force de ce personnage qui commence à se retrouver. Mais plus profondément à se reprendre lui-même, possiblement après des années, où il n’a pas ouvert la bouche. Un passé qui le voyait sans voix et «muet», comme il le dit, ne sachant pas comment prendre la parole et être entendu et compris.

Le texte bouscule et bouleverse...

Tout à coup, cette parole jaillit dans ce cri, ce chant d’amour. Louis y évoque des choses qu’on n’ose à peine s’avouer, à travers un lyrisme de poésie urbaine rugueuse et obscène.

Dans une dramaturgie non-linéaire, cette parole se laisse porter. Puis elle se reprend, se redit, se reformule pour toujours aller plus loin dans la révélation de soi. C’est dans le moment présent de son authenticité que cette parole éminemment théâtrale s’invente, jusque dans son aspect non-verbal.

Il est clair que Louis découvre des choses sur lui en disant ces mots. S’il avait retrouvé son papier, cette parole aurait été plus organisée mais moins organique. Et le travail réalisé avec l’acteur Raphaël Archinard porte exactement sur le fait de retrouver l’organicité de cette parole bouleversante.

Ne s’agit-il pas d’un théâtre mental, style «Dans la tête de Louis»?

C’est l’une des interprétations possibles de ce texte. Louis s’inventerait donc cet être aimé. Ou plutôt cet idéal d’une beauté insupportable. Ce John, il le sublimerait, il le rêverait.

C’est précisément là où ce théâtre mental nous touche profondément, c’est dans cette manière singulière et universelle de nous parler de ce qui peut se passer au cœur d’une psyché humaine. En réalité, ce texte nous en apprend très peu sur John, ses origines, ce qu’il aime. Mais aussi comment Louis et John ont vécu leur relation d’environ huit mois.

En ce sens, John peut être à la fois une projection et une personne réelle. Nous connaissons toutes et tous ce moment où l’on peut projeter ce que l’on veut sur l’être aimé. Ce dernier existe toutefois, ayant sa propre réalité.

L’auteur, Nicolas Barry, nous amène plutôt à penser à quel point, dans notre rapport au réel et à l’être aimé, nous sommes souvent pétri·es d’idéalisations et de projections rêvées. Elles tournent autour de ce que nous voudrions être. Du coup, il s’agit souvent d’une recherche de soi dans l’altérité.

On est épisodiquement aux confins de la folie...

Le supposé délire de Louis pourrait sans doute être un moment de révélation à lui-même, si le regard posé sur sa personne lui donnait une valeur, lui redonnant le droit d’exister et une raison de vivre.

C’est toute la beauté énigmatique et pure de ce texte, dont l’on ne connait pas la suite et la concrétisation dans la vie. On ne sait ce qu’il adviendra réellement après cette déclaration d’amour. Le retour fait à cette parole est aussi très ambigu dans la dernière et seule réplique de John que l’on vous invite à découvrir au POCHE.

Ce qui est sans doute important à saisir, c’est que Louis devrait d’abord se donner cet amour à lui-même. C’est à lui de faire ce chemin d’émancipation, de redécouverte d’une estime de soi et d’un sens du moi intime. Cependant le texte lui laisse ouverte la possibilité de s’embraser dans ce feu amoureux.

Votre choix de mise en scène?

Donner ce texte à dire à un seul comédien, en faire un seul en scène. C’est-à-dire ne pas adresser les mots à un seul protagoniste qui serait face à Louis. Il ne s’agit pas de reconduire le dispositif, par exemple, de la pièce Dans la solitude des champs de coton de Bernard Marie-Koltès mettant concrètement une altérité en scène.

Or avec le texte de Nicolas Barry, nous sommes plongés dans un espace de jeu et de rêve et non pas dans un espace réaliste comme le centre commercial évoqué. Côté dispositif scénique, il n’y a pas de césure entre la salle et la scène et la scénographie mise sur un espace très immersif pour le public.

Déambulant dans cet espace, l’acteur Raphaël Archinard peut adresser cette parole à différentes entités. Que ce soient une grandeur ou un vide absolu placé hors des murs du théâtre. Ou des spectatrices et spectateurs dans un rapport très intime.

C’est une façon de jouer sur toute la figure à géométrie variable qu’est John, ou le désir. Il peut d’ailleurs être chacun·e d’entre nous, tant ce texte formule le «tu». Donc dire tu aussi à une spectatrice ou un spectateur.

C’est un théâtre sensoriel?

Assurément. Pour l’acteur, le pari est de faire apparaître des images volcaniques, bouillonnantes, géologiques. Mais aussi des images physiologiques portées sur le corps, la peau, les organes

C’est un travail de ressenti qui se joue de codes chers à la danse Gaga du chorégraphe Ohad Nahrin *. En témoigne ce moment où le corps et la peau fondent. Ou comment traverser et se laisser traverser par les mots imaginés par l’auteur, Nicolas Barry. Et les incarner vraiment dans un rapport très physique à l’espace, qui a un grain, des éraflures et griffures à malaxer avec le corps dans cette ville imaginaire.

Au final, c’est un spectacle sensoriel, dont on peut ressentir la sensualité jusque dans les odeurs.

Propos recueillis par Pierre Siméon


Déclaration d'amour de Louis Hee& à John Ah-Oui
Du 28 au 31 octobre puis les les 9, 10, 16 et 17 novembre, au POCHE /GVE

Nicolas Barry, texte - Leila Vidal Sephiha, mise en scène
Avec Raphaël Archinard

Informations, réservations:
https://poche---gve.ch/spectacle/declaration


* Populaire aux quatre coins du monde, la danse Gaga favorise une grande sensibilité à tout ce qui nous entoure. Elle permet de travailler en finesse et inventivité sa créativité et ses sensations. Cette danse se cristallise souvent sur des parties délaissées du corps. La réussite technique d’un mouvement n’est pas le but de cette expérience des possibles de l’être en danse, dans l’espace et dans sa relation à l’énergie d’un groupe. Tendant à la légèreté, les indications faites aux interprètes sont concrètes: flotter comme une algue dans la mer. Ou s’agiter tel un spaghetti dans son eau en ébullition, ndr.

Filtres

Nous utilisons des cookies pour vous garantir une expérience optimale sur notre site web. En continuant à naviguer sur le site, vous acceptez notre utilisation des cookies.

ACCEPTEZ & FERMER Annuler