Social Tw. Fb.
Article

Un diptyque, entre rire et noirceur

Publié le 11.11.2014

 

"Si le public rit, j’ai l’impression de respecter la volonté de l’auteur"

 

Au Théâtre du Grütli, le metteur en scène genevois Eric Salama présente un surprenant diptyque de prime abord : L’affaire de la rue Lourcine (1857), d’Eugène Labiche, suivie de Si ce n’est toi (2001), d’Edward Bond. Dans la première pièce, deux bourgeois, au 19e siècle, s’imaginent avoir tué une femme durant une nuit trop arrosée qui leur a fait perdre la mémoire. Dans la deuxième pièce, qui se situe en 2077 dans une ambiance apocalyptique, un couple vit dans un intérieur réduit au plus strict utilitaire : deux chaises. Les pièces du Britannique Edward Bond ne sont, a priori, pas humoristiques. A priori, seulement. Car Eric Salama, en réunissant les deux dramaturges, affirme suivre la volonté d’Edward Bond. Résultat ? Le diptyque à voir jusqu’au 16 novembre retranscrit une sombre vision de l’humanité, renforcée par cette étonnante pointe d’humour, dans le jeu des acteurs notamment. Entretien avec Eric Salama.

 

En 2012, vous avez créé Si ce n’est toi, d’Edward Bond. Et vous venez d’accoler cette pièce à L’affaire de la rue Lourcine, de Labiche. Quel a été le déclic pour rapprocher ces deux univers ?

 

J’étais en train de monter L’affaire de la rue Lourcine et je ne savais pas encore quelle serait la deuxième pièce du diptyque. En rédigeant mes notes sur Labiche, je me suis rendu compte que tout me ramenait à l’univers de Bond. Surtout quand j’ai écrit « se rappeler du passé permet d’envisager l’avenir ». Cette phrase me ramenait vraiment à Si ce n’est toi. L’amnésie était le point commun entre ces deux pièces. Chez Labiche, les deux protagonistes ont une amnésie d’une nuit. Chez Bond, c’est une amnésie complète. Une autre chose m’a mis sur la voie pour rapprocher ces deux auteurs : Bond lui-même dit que Si ce n’est toi est construite sur le même principe qu’ « un vaudeville à la française ».

 

A ce propos, en quoi le texte écrit par Edward Bond ressemblerait à un « vaudeville à la française » ?

 

Par exemple, dans les didascalies, Bond utilise les codes du vaudeville, avec tout ce ballet créé avec les objets et le mobilier du couple. Même si son écriture est récente, Edward Bond a repris les codes du vaudeville pour les transformer, dans les scènes de ménage notamment. C’est aussi le cas dans d’autres textes de cet auteur.

 

 

Les deux pièces de Labiche et de Bond véhiculent un même message : l’amnésie engendrerait le meurtre. Est-ce un constat que vous tirez de notre époque ?

 

Dans ces deux textes, l’amnésie n’amène pas le meurtre, mais l’idée du meurtre. Dans Si ce n’est toi, les humains se suicident en masse à force de ne plus se souvenir. Dans L’affaire de la rue Lourcine, les deux bourgeois pensent, à tort, qu’ils sont devenus des assassins. Ils appréhendent cette idée avec une facilité déconcertante. Sans la mémoire du passé, on ne peut plus se construire en tant qu’être humain. Finalement, je pense qu’Edward Bond est plus optimiste qu’Eugène Labiche… Car ses personnages arrivent à retrouver de la poésie, une certaine humanité.

 

En appréhendant Bond avec ces touches d’humour, comme la diction des comédiens, aux accents étranges, n’avez-vous pas peur de passer à côté de son univers ?

 

Je me suis posé cette question… Nous avons joué Si ce n’est toi il y a deux ans et demi. Le public riait beaucoup plus lors de la création. Dans le diptyque aujourd’hui, nous nous apercevons, avec les comédiens, que le début de Si ce n’est toi est plus rude, en contraste avec la pièce de Labiche, en première partie. Les scènes de comédie sont plus difficiles à appréhender dans cette configuration. Dans le diptyque, on entend donc finalement davantage la noirceur. Le monde en ruine, propre à Edward Bond, est plus présent…

 

 

Bond, mais aussi Koltès, Shakespeare, et d’autres encore… Vous prenez souvent le contre-pied pour appréhender ces auteurs habituellement abordés avec sérieux. Pourquoi chercher toujours la mécanique du rire dans ces pièces de théâtre ?

 

Beaucoup de textes, à travers l’histoire, sont devenus sérieux. Mais ces auteurs revendiquaient l’humour. Shakespeare avait confié le rôle d’Hamlet à un acteur comique, par exemple. Les Anglais reconnaissent beaucoup plus que nous la dualité entre rire et tragique. Dans certaines versions, Shakespeare est truculent, insolent. Les traductions françaises ont fait de l’ordre, ont rendu les choses plus sérieuses. De même, Bernard-Marie Koltès avait confié sa pièce Le retour au désert à l’actrice Jacqueline Maillan, par exemple. On rit beaucoup dans ses pièces. Et c’est ce qu’il voulait. Si les gens rient pendant, j’ai l’impression de respecter la volonté des auteurs.

 

L’affaire de la rue Lourcine, d’Eugène Labiche & Si ce n’est toi, d’Edward Bond, à voir jusqu’au 16 novembre 2014, au Théâtre du Grütli à Genève.

 

Propos recueillis par Cécile Gavlak

 

 

Eric Salama, metteur en scène

Eric Salama a réalisé plus de vingt mises en scène à ce jour. Dans les années 90, il co-fonde « Le Théâtre du Garage » à Genève. Au sein de ce collectif, il réalisera ses premières mises en scène. Il monte déjà des auteurs qui lui tiendront à cœur tel qu’Armand Gatti (La deuxième existence du camps Tatenberg – 1993), dont il sera plus tard l’assistant et avec qui il développe un lien privilégié. Il entreprend également à cette époque une recherche sur les classiques (Le Misanthrope – 1991). En 1994, Eric Salama fonde sa propre compagnie (La Compagnie 94). Il poursuit son travail de metteur en scène, collabore entre autres avec le Théâtre Saint-Gervais, le théâtre du Grütli et le festival de la Bâtie. Sa recherche porte en général sur des auteurs contemporains dont certain sont rarement explorés. Cette année, L’affaire de la rue Lourcine est le premier vaudeville qu’il met en scène. En ce qui concerne Edward Bond, il a monté Rouge noir et ignorant en 2007-2009 et Si ce n’est toi en 2012.

Filtres