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Troubles incestueux façon puzzle

Publié le 16.02.2024

Extra Life de Gisèle Vienne, dont les textes sont créés en collaboration avec leurs interprètes, est de ces spectacles où tout semble à vif, mais rendu comme sous un voile. L’opus allie gestes décélérés, lumières inspirées et dialogues naturalistes. À découvrir à La Comédie du 21 au 24 février, dans le cadre du Festival Antigel avant le Théâtre de Vidy (du 12 au 16 juin).

Une sœur et un frère renouent au sortir d’une fête qui pourrait être celle mise en scène par Crowd. Enfants, Clara et Félix étaient complices, indissociables. Une expérience traumatisante est venue séparer les deux enfants. Un oncle abusa d’elle et de lui tout en leur faisant miroiter une fumeuse histoire d’aliens pour les tromper (et tromper leur entourage). Ensemble Clara et Félix dépassent et subvertissent l’enlisement et la dégradation initiale par le crime.

Pour mémoire, l’inceste tel qu’envisagé comme une agression sexuelle par un parent sur un autre n’est toujours pas spécifiquement puni par le droit suisse, d’autres articles de loi sur la contrainte et le viol s’appliquant.

Dans la pénombre, le public est accueilli par les compositions minimalistes et atmosphériques signées Caterina Barbieri qu’accompagnera bientôt la partition lumière tour à tour diffuse, spectrale et tranchante due à Yves Godin.

Les présences subtiles et somatiques d’Adèle Haenel Theo Livesey et Katia Petrowick marquent cette seconde incursion de Gisèle Vienne dans le monde familial après L’Étang. La mise en scène joue d’une écriture par strate, d’effets de collage-montage tuilant les temporalités pour fusionner le souvenir traumatique, la remise en mouvement de l’être violenté et son interrogation.

Dialogue avec Gisèle Vienne.



Qu’est-ce qui relie vos deux pièces, L’Étang et Extra Life, notamment autour des abus perpétrés sur des enfants et l’inceste?

Gisèle Vienne: S’il ne s’agit pas à proprement parler d’un diptyque, nous avons toutefois choisi les prénoms de Félix, Fritz et Clara en citation directe, visibilisée et explicite à l’œuvre de Robert Walser (L’Étang et Félix). Il existe donc un jeu de puzzle entre les deux pièces bien qu’elles soient complètement indépendantes l’une de l’autre. Ces deux adultes trentenaires ont été incestés enfants par leur oncle Jackie. Le frère et la sœur se retrouvent en ayant réellement effectué un travail sur soi.

Si la parole des personnes violées se libère, c’est l’écoute qui fait défaut. Et si parfois elle advient, c’est essentiellement dans des cadres familiaux puis légaux contraignants.

Et il faut ajouter à cela, comme l’écrit Sandra Lucbert que: «Les énoncés qui prétendent caractériser l’inceste sont en réalité une entrave au sens. Ils ne désignent rien sinon le brouillage de ce qu’ils font mine de cerner.» (Nuit et Lumière, sur 'Extra life', de Sandra Lucbert).

C’est bien ce travail de mise en sens qui se trouve au cœur de la pièce, et d’autres œuvres qui traitent ce sujet.



Mais encore.

En réalité, l’ensemble de mes pièces dialoguent entre elles depuis une vingtaine d’années. Que l’on songe à Kindertotenlieder, dont certaines dimensions narratives sont ici refigurées. Ainsi le déni autour du crime qu’est le viol et la manière de le faire entendre et comprendre qui est une problématique sociale et sociétale.

Concrètement...

Le drame ou événement traumatique de l’inceste est compris, exprimé d’un point de vue intime et analysé sous un angle sociétal et politique, législatif et psychothérapeutique. Or les mécanismes politiques, sociaux et psychanalytiques faisant que la non-écoute et surtout le déni - davantage que le silence - règnent, sont connus. Ces mécanismes structurent les sociétés patriarcales.

Au lieu d’interroger le dysfonctionnement de la gestion politiques des agressions sexuelles, on peut bien plutôt interroger le sens que revêt ces agressions dans leur aspect systémique, c’est à dire donc le bon fonctionnement de la culture du viol, et quelle société il permet.

A ce sujet, on peut lire l’excellent livre de Rita Segato, L’écriture sur le corps des femmes assassinées de Ciudad Juarez. Extra Life traite des symptômes post-traumatiques et leurs conséquences sur toute vie.

Quel est le processus?

Le titre même Extra Life fait notamment référence aux jeux vidéo et leur vie en plus. Il induit un questionnement sur la période post-traumatique. En clair, comment est-il possible de vivre avec ces événements traumatiques Leur compréhension n’induit pas une résolution, mais un mouvement.

Comprendre permet d’avancer dans la démarche à la fois de reconstruction, d’une émancipation et d’une vie possible.

C’est de cette dernière perspective dont il s’agit pour le frère et la sœur de l’histoire. Par le passé, il y a eu chez eux un mécanisme de protection et de désensibilisation pour faire face aux événements traumatiques.

La pièce nous plonge au cœur d’une réouverture sensible, où l’être apprend à aimer, se sociabiliser. Mais aussi à avoir confiance en d’autres personnes et trouver des communautés et familles.





Cela permet de naviguer d’une pièce à l’autre...

Dans L’Étang, une scène proche de la fin de la pièce voit l’enfant, joué par la comédienne Adèle Haenel, agressé par la figure du père, jouée par la comédienne et danseuse Julie Shanahan.

Ce père parle constamment d’amour à l’enfant. C’est le type même d’un encodage désorientant qui associe l’expérience du viol et les termes de l’amour. Agressé, l’enfant est pris dans un discours paternel “amoureux” qui nie le viol en cours. Avec Extra Life, nous sommes dans un processus de réencodage voulu émancipateur.

Quel est ici l’un des intérêts d’une expérience artistique?

C’est l’institution de nouveaux langages ou du moins différents depuis 23 ans de pratique artistique. Extra Life n’est possible que par l’existence d’autre pièces passées, dont, entre autres, L’Étang, Crowd, This how you will disappear, Kindertotenlieder et Jerk. De création en création, le sens à la fois politique, psychanalytique et philosophique de ma réflexion s’affine, car ma pratique artistique est une réflexion en cours.

Mon langage artistique se construit notamment autour d’un travail de dissociation inspiré par la marionnette. Soit la dissociation touchant les voix, les visages et les corps. Mais aussi ces expansions de jeu que sont la lumière, le son et la scénographie.

Ainsi une partie du jeu se trouve prise en charge par un son extérieur et dissocié du corps. C’est cette recherche de formes narratives multiples que l’on peut retrouver en littérature dans Triste Tigre, l’auto-essai et réflexion de Neige Sinno, qui a connu un grand succès. Il aborde le traumatisme de l’inceste et rend compte du récit de viols multiples de l’autrice dans son enfance par son père.*

Comment dès lors rendre compte d’expériences dramatiques impactant toute une vie de manière non figée, mais en mouvement? Et la manière dont elles impactent notre expérience perceptive même.

C‘est la compréhension en explorations de nos cadres perceptifs même, en prenant en compte leurs aspects protéiformes qui sont au centre d’Extra Life et de notre travail en général.

Comment ressentez-vous cette création?

Je la trouve extrêmement encourageante malgré la dureté qu’elle contient, elle contribue à mettre du sens sur des mécanismes sociétaux, privés, intimes et interpersonnels et ouvre la possibilité d’agir et de vivre d’un point de vue multisensoriel.





Une autre dimension d’Extra Life?

Nous avons essayé de trouver une forme susceptible de déplier l’expérience d’un moment, des différentes temporalités qui constituent le temps présent, et aussi une interrogation sur ce que réfléchir et parler veulent dire, dans leur aspect le plus protéiforme.

Ce qui m’obsède aujourd’hui dans la réflexion autour des cadres de perception? Le fait de mettre en scène, mots, silences, mouvements, lumières et sons ce qu’est le processus de pensée dans son aspect le plus protéiforme.

Qu’en est-il de la vulnérabilité que vous détissez par une scène initiale enjouée et naturaliste entre deux victimes d’inceste et d’abus?

Au sein de plusieurs systèmes de représentation, judiciaire, sociétal, politique et médiatique, il existe une distinction implicite entre «bonnes et mauvaises victimes». De fait, une personne abusée se révélant éminemment vivante et dotée d’humour dans la reconstruction de sa vie en serait réduite au statut infamant de «mauvaise victime».

La première scène d’Extra Life découvre frère et sœur écoutant une vraie émission scientifique radio consacrée aux Aliens tout en développant un humour moqueur et enragé sur un sujet grave, celui des viols.

Dès lors cette représentation victimaire fait écran à la réalité polysémique d’un être humain. Faut-il être une personne détruite sans guère de chance de se relever et avoir besoin de l’Etat, signe d’un régime patriarcal pour obtenir attention, reconnaissance et soutien?

En France, Il y eut plusieurs campagnes de sensibilisation autour des violences conjugales affichant des visages de femmes tuméfiés. Or, les violences de genre ne se voient pas forcément par les tuméfactions, leurs représentations sont multiples, et il est nécessaire de définir les violences de genre, en inventant d’autres formes de représentations pour les comprendre dans toute leur complexité.

Sur votre collaboration avec la musicienne et compositrice électro Caterina Barbieri.

Sa partition, interprétée au synthétiseur modulaire, joue de textures, rythmes et mélodies feuilletant le temps et l’espace, la couleur et la physicalité. C’est une composition musicale extrêmement émouvante, dont l’analyse de la composition des émotions même est brillante.

Parlez-nous de votre scénographie.

L’espace d’Extra Life s’imagine en bordure ou en marge d’une nuit où l’on répète qu’il est 5h38, d’une ville et d’une forêt. Il est essentiellement structuré et architecturé par la lumière pour partie au laser, une voiture, une chaise de camping et une poupée d’enfant, rappelant celles des films d’horreur. Les enfants que furent Clara et Félix ont été fortement liés, soudés par une histoire familiale complexe avant de les impacter et de les séparer violemment. La voiture figure leur cocon avant de devenir le piège, où les enfants seront agressés.

Pour un dialogue révélant leur proximité complice. Elle est une forme de capsule, l’incarnation de ce que ces deux personnages ont dû être l’un.e pour l’autre afin de se protéger. Noire mate à l’image d’un engin militaire, le véhicule est semblable à une soucoupe perdue dans l’hyper espace, ce que suggèrent Clara et Félix.

Et pour le mouvement?

Du point de vue chorégraphique, le travail se concentre sur le micro depuis des années sur les fascias** et les organes. Il s’agit d’une lente mise en mouvement du corps qui joue sur une hyper intériorité déployée dans un espace immense avec lequel les trois interprètes dialoguent par le geste et la posture.

À cet égard, la présence passée par Katia Petrowick qui joue Clara également, peut recouvrir, par exemple, l’une des dissociations identitaires développées par Clara, jouée par Adèle Haenel. D’un point de vue poétique, cette figure marque l’entrée dans l’espace mental hanté de Clara, dont Katia Petrowick déplie une autre dimension sensible et émotionnelle au fil de sa première prise de parole ou monologue chorégraphique.

Katia développe une connaissance géologique, archéologique du corps. D’elle, j’apprends également beaucoup. Le Body Mind Centering*** qu’elle pratique permet aux différentes histoires sédimentées à l’intérieur du corps de se déployer.

Enfin, la lumière signée Yves Godin, collaborateur de chorégraphes depuis 1990, dont Hervé Robbe, Georges Appaix, Fattoumi & Lamoureux et de Pascal Rambert au théâtre.

Nous travaillons en étroite collaboration sur la lumière avec Yves Godin, la lumière fait à la fois chorégraphie, scénographie, musique et mise en scène. Les architectures de lasers nous permettent de travailler sur la visibilité et l’invisibilité de certaines structures, et les différents registres de lumières utilisés sont autant de strates qui composent la perception de ce temps présent.

Propos recueillis par Bertrand Tappolet


Extra Life
Du 21 au 24 février à la Comédie de Genève

Gisèle Vienne, conception, chorégraphie, mise en scène et scénographie
Adèle Haenel, Theo Livesey, Katia Petrowick, texte et jeu

Informations, réservations:
https://www.comedie.ch/extra-life

Ce spectacle sera également présenté du 12 au 16 juin au Vidy Théâtre - Lausanne


*Salué par les prix Femina, ceux des Inrocks et du Monde, Triste Tigre de Neige Sinno témoigne du fait que l’inceste peut être traduit par des textes multiples: l’archive, le conte, le portrait, la construction fuguée en contrepoint, la traversée de réalités contradictoires...
Selon le rapport de La Commission indépendante sur l’inceste et les violences sexuelles du 17 novembre 2023, 160'000 enfants seraient victimes de violences sexuelles par année sur sol français où un.e Français.e sur dix témoigne avoir été victime d'inceste, soit environ 6,7 millions de personnes.
En Suisse, l’inceste concernerait un enfant sur dix. Les procédures pénales sont incroyablement longues et pénibles pour les victimes. De plus, elles ne se soldent que rarement par des condamnations (seulement 3% en France). En Suisse, la loi poursuit l’inceste comme infraction contre la «famille» et non contre «l’intégrité sexuelle». La violence incestueuse n’est donc pas reconnue en tant que telle par le droit pénal helvétique, ndr.

**Membranes fibro-élastiques qui enveloppent la structure anatomique humaine et animale et sont reliés comme une toile d’araignée Leur expérimentation ouvre sur une ample créativité chorégraphique comme le dévoile la danseuse Anja Röttgerkamp dans The Pyre de Gisèle Vienne, ndr.

*** Méthode d'éducation somatique axée sur l'expérimentation de nos systèmes corporels et de notre anatomie, ndr.