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Requiem et espoir pour la terre

Publié le 30.09.2023

A l’enseigne du Poche à Genève le 11 février encore, Solastalgie, du dramaturge autrichien multiprimé Thomas Köck. Sa pièce donne une forme poétique, chorale et musicale inédite à des thèmes d’une grande acuité. Soit le changement climatique en forêt allemande, l’exploitation industrielle de la nature et la perte accélérée de notre environnement à coup de pesticides empêchant l’eau d’apporter ses nutriments aux sols. Des voix émanant de spécialistes et amoureux des forêts et champignons se croisent avec celle d’un «je narrateur». On se souvient que la solastalgie, qui vient de nostalgie, est ce néologisme inventé par le philosophe australien Glenn Albrecht. Le terme correspond à «l’expérience d’un changement environnemental vécu négativement». Mais il est aussi associé à un souci positif et engagé pour la préservation de la vie sous toutes ses formes sur Terre.

Tuilant épisodiquement l’anglais au français, la pièce interroge une nature forestière mise en réseau par ses racines, d’une part, et la perte du père sous médicaments révélant les interconnexions au sein de son corps, de l’autre. La perte de l’emploi et donc de l’identité sociale et humaine du père rejoint alors l’affaissement de la biodiversité arborisée, dans un subtil jeu d’échos et de renvois.

C’est poignant et sensible, documenté et impressionniste. Ceci dans la manière singulière de composer le journal kaléidoscopique d’un rapport intime au monde et aux êtres, à la forêt et aux végétaux qui la peuplent. Dialogue avec les metteurs en scène Patric Bachmann et Olivier Keller.



Qu’est-ce qui vous a attiré dans cette écriture rythmique, documentée et poétique?

Olivier Keller: Ce texte contient une belle et singulière musicalité, dans une forme de poème et de chant. La pièce signée Thomas Köck est riche de nombreuses couches de récits et de situations documentées face à l’environnement et la perte d’un proche notamment. C’est une découverte foisonnante et permanente. Le processus de répétitions permet alors de tracer un chemin, une ligne claire dans cette partition d’une magnifique densité et pertinence.

Dans les textes contemporains, nous recherchons toujours une balance voire un équilibre entre contenu et forme. Dans ce cas la forme reflète le contenu polyphonique. En construisant les lignes centrées de son texte, l’auteur a déjà manifesté ses options tant dramaturgiques que de distribution des voix.



Le texte présente des voix ou personnages qui sont bien réels et expert.es de la nature, membre de Greenpeace, ingénieur forestier... marqués par une lettre.

Patric Bachmann: Il est important de relever qu’avec trois comédiens de générations contrastées - Raphaël Archinard, Léonard Bertholet et Pierre-Isaïe Duc - , on a l’impression de voir défiler toute une vie au plateau.

C’est aussi l’occasion de projeter certaines interrogations sur ce trio. Existe-t-il ainsi une relation père-fils ou entre frères qui les unit? Avant de répartir le texte entre trois voix, nous l’avons aussi envisagé à l’image d’un monologue autour du «je parlant.»

L’exercice consiste alors pour les comédiens de s’incarner dans un personnage bien réel. Par exemple, l’ingénieur forestier à la retraite Gérald Klamer qui possède un blog, avant d’en sortir aussitôt. Il existe aussi des discours rapportés où les trois comédiens se font narrateurs. On a donc essentiellement les trois voix d’un seul je.

Le texte ouvre à bien des ressentis et parcours...

Olivier Keller: Absolument. La pièce permet une grande liberté pour le public d’activer ses projections. Certaines personnes percevront donc surtout le thème de la solastalgie. Cela par la perte des forêts et la disparition des biotopes naturels.

En témoigne le développement mentionné par l’auteur de monocultures au cœur des zones forestières allemandes. Contribuant à la perte de la biodiversité, elle s’avère problématiques étant liée à une vision productiviste et de croissance économique.





Il y a un autre sujet essentiel.

Olivier Keller: Oui, le thème de la relation au père. Le souci chez le fils du corps paternel malade et de la perte de son emploi, donc de tout rôle social. Cette figure paternelle n’ayant plus de travail sombre dans la dépression. Avant de faire une tentative de suicide.

Son parcours de vie peut dessiner une métaphore de la perte de ce qui nous précédait sur Terre. La perte de nos parents peut ainsi figurer comme métaphore marquant une autre perte, celle de la Nature que nous connaissions.

L’auteur se met en scène pour la réception d’un Prix littéraire tout en soulignant l’empreinte écologique de ce dernier.

Patric Bachmann: La critique liée à ce passage est celle de tout ce que l’économie capitaliste extractiviste et anthropocène représente de destructeur et de rejet. Cette économie n’accepterait ainsi pas la valeur de la culture et de la Nature comme des éléments aptes à nous donner des réponses sur les manières de continuer à préserver la vie sur cette planète.

L’auteur évoque une lettre que lui a envoyée le président de la Haute-Autriche à l’occasion d’un prix littéraire qui lui a été décerné. Ce politique souligne la contribution essentielle de l’écrivain au rayonnement de la «zone économique florissante» de la région concernée. Or celle-ci est marquée par un déclin des forêts, la monoculture forestière, la chute du prix du bois... Le père du «je parlant» y habite et ne peut plus être concurrentiel «qu’en acceptant / de s’exploiter soi-même», comme le suggère le texte sous la formule ce qui n’est pas écrit dans la lettre.

C’est aussi en écho à d’autres de ses pièces...

Patric Bachmann: Oui. Il faut rappeler que l’œuvre dramaturgique de Thomas Köck est souvent profondément liée aux enjeux environnementaux et à la préservation de la vie. Ainsi sa trilogie climatique paradies fluten / paradies spielen / paradies hungern (2017). Il essaye avec Solastalgie de trouver des solutions pour l’avenir en dialogue avec des personnes qui ont fait de la nature leur vie, leur lutte et leur travail.





En 2022, une enquête sur 2000 étudiants et étudiantes de l’Université de Lausanne révèle que 85% se déclarent «agités» à cause du changement climatique et 53% affirment ne pas vouloir d’enfants dans un tel monde. Forme de l’éco-anxiété, la solastalgie peut effondrer l’être humain privé de perspectives.

Olivier Keller: Au début de la pièce, figure un passage extrait d’un forum internet en ligne de collapsologues discutant de tout ce qui se pourrait se dérouler en termes d’effondrement notamment. Certaines voix soutiennent la nécessité de se confronter aux réalités climatiques documentées et au savoir qui en découle. Ceci afin de poursuivre la vie.

D’autres avancent que le fait de scroller continuellement sur la Toile en compilant données et faits sur le climat impose le suicide comme seule possibilité envisageable. Mais le discours du père du «je parlant» qui a tenté de se suicider traduit plutôt son désespoir de ne plus avoir de monde où il peut être valorisé et actif.

Quel serait le rôle du théâtre?

Olivier Keller: Pour ma part, j’aime que le théâtre soit un lieu où l’on puisse se confronter à des thèmes qui engagent le devenir de l’humanité et le nôtre plus intime. Le théâtre permet de développer une pensée à ce propos. Manifestation physique en réelle présence, le théâtre nous invite à rester actif.ve pour empoigner ces enjeux environnementaux et d’avenir commun.

En ce sens, le travail théâtral empêche que la sixième extinction en cours me sidère, me plonge dans la dépression ou me renvoie à une impuissance. C’est peut-être une illusion, mais c’est ainsi. Sur la question soulevée par la pièce d’avoir des enfants ou non, j’ai fait des choix positifs et concrets dans ma vie. J’ai ainsi trois enfants qui nourrissent un optimisme dans ce que nous pouvons encore réaliser ensemble entre générations.

Il y a une reprise comme en ritournelle ou boucle de l’expression «ça ici».

Patric Bachmann: C’est une dimension ludique autour de l’ici et maintenant. Ce ça ici accompagne une liste et en devient musique pure et son. A l’image d’un poème ou d’une prière qui nous immergent dans une rythmique. Le créateur sonore Daniel Steiner a ainsi enregistré les comédiens en se cristallisant sur les consonances de ce ça ici. Ceci pour les amplifier et disséminer dans la salle tel un écho, un son plutôt qu’un sens.

Mais encore?

La création sonore est aussi basée sur un field recording (ou enregistrement de terrain). Daniel Steiner a donc enfoncé de petits micros dans la terre sèche avant de l’arroser pour percevoir comme elle absorbait le liquide. Des sons du plateau au Poche ont aussi été enregistré pour voir comment ce lieu sonne et résonne. Mais fondamentalement c’est le texte qui créée la musicalité.

Propos recueillis par Bertrand Tappolet


Solastalgie
Jusqu'au 11 février  au Poche/GVE

Thomas Köck, texte - Mathieu Bertholet, traduction
Olivier Keller et Patrick Bachmann, mise en scène

Avec Raphaël Archinard, Léonard Bertholet, Pierre-Isaïe Duc

Informations, réservations:
https://poche---gve.ch/spectacle/solastalgie