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«Pelléas et Mélisande», dialogue entre le visible et l’invisible

Publié le 17.01.2021

 

Entre cosmos et rêve, confinement en château mortifère et échappée vers l’infini, Pelléas et Mélisande de Claude Debussy, sur un texte de Maurice Maeterlinck, connait une nouvelle expression sous pandémie au Grand Théâtre de Genève (GTG). Ainsi par sa retransmission en direct, le 18 janvier sur GTG digital notamment.
Sidi Larbi Cherkaoui et Damien Jalet co-mettent en scène et chorégraphient solistes autant que danseurs, dans une scénographie faite de cristal énergétique, signée de la performeuse et plasticienne Marina Abramović. Au pupitre, Jonathan Nott de l’OSR rendra la subtilité de sentiments et les vertiges intérieurs d’un triangle amoureux tragique.

On retrouvera les trois personnages mythiques errant au cœur de limbes circulaires et une atmosphère surréaliste, symboliste et rétrofuturiste. Sous le regard de la planète-œil imaginée par le vidéaste Marco Brambilla, se déploient les tableaux vivants d’une chorégraphie sous influence sculpturale et picturale. Les costumes griffés Iris Van Herpen, eux, souhaitent rendre perceptible l’indicible et donner une incarnation aux émotions. Sur la réalisation flotte alors le songe d’une oeuvre d’art totale. Les lumières de Sidi Larbi Cherkaoui, artiste humaniste à la palette d’inspiration sans limites.

 

Qu’avez-vous retenu de ce drame musical à l’étrange beauté et d’une intense imagination perceptive?

Sidi Larbi Cherkaoui: Au-delà de la musique fluide, épique, mélancolique de Dubussy, il y a l’idée de la force du regard, de l’ombre et de la lumière. C’est un opéra foisonnant, à couches multiples, tant de sens que de thèmes. Ainsi ce côté mystique dans une traduction éminemment mystérieuse de l’Amour, qui peut aussi demeurer incompréhensible.
L’œuvre contient une remarquable dimension féminine comme force de résistance face au patriarcat. La présence du cosmos dans la scénographie, les étoiles pour le texte de Maeterlinck, sont essentielles. Cette dimension céleste représente un destin immuable.  L’amour de Mélisande et Pelléas, qui sont parfois comme des «enfants», a un rapport intime avec l’univers.

 

 

Quel est le rôle des danseurs?

Les sept danseurs sont ici le vecteur de l’irréel et l’invisible. Ils ne sont littéralement pas vus par les protagonistes du drame. Pour Damien Jalet et moi, ces interprètes peuvent lors d’un épisode représenter dans leur simplicité, des êtres agenouillés en rond sur le rebord d’une fontaine, œuvre conçue par le sculpteur symboliste belge George Minne (La Fontaine des Agenouillés, 1935). Au premier acte, on les voit tenir la forêt entre leurs mains sous forme de fils tendus évoquant aussi des galaxies et un art de la manipulation.
Quant à eux, les gestes proposés aux chanteurs tendent moins vers l’extraverti que l’intériorité. Ils acquièrent alors une signification connue des seuls personnages. Ainsi l’un renforce le dialogue en tenant sa main sur le cœur. Tout doit être soutenu par une claire intention issue de leur esprit.

 

Le drame poétique et musical a aussi une portée sociale et psychologique.

On sent la présence d’un peuple criant famine au-delà d’une famille complètement indifférente à son sort. Il existe un rapport complexe entre Golaud, Pelléas et Mélisande, une figure lumineuse qui fascine alentours. Au sein de ce triangle, on trouve deux frères d’un côté, et une femme mystérieuse de l’autre. Inconsciemment, de par sa seule présence, cet être crée une difficulté dans le développement d’une famille.
Maeterlinck fait usage de la répétition. «Ne me touchez pas! Ne me touchez pas!», chante ainsi Mélisande face à Golaud qui l’effraye en forêt obscure, lieu de la perte de soi, à la première scène de l’Acte I. C’est si récurrent que cela peut ramener à des situations de contraintes voire de menaces vécues aujourd’hui.

 

 

Mise en scène et chorégraphie reprennent aussi des formes élémentaires tels le cercle, le triangle et la ligne.

Le cercle induit l’idée du cycle de la vie et de la transmission. Au terme de l’histoire, l’énigme de Mélisande se transmet à sa fille, et Golaud pourrait se retrouver dans Yniold, son fils. Nous avons effectivement cherché à installer une sorte de géométrie sur scène. L’espace est pareil à une sphère, un cercle quasi magique. Mais ce lieu est aussi comme si l’on était dans son propre œil en train de regarder ce qui se joue entre les protagonistes.

C’est une mise en tension de symboles relativement à la géométrie développée au plateau dans une œuvre évoquant l’ombre et la lumière. En témoigne l’épisode dévoilant Mélisande et ses cheveux figurés par de longs filaments dessinant un triangle, dont elle est la pointe haute. Ces lignes effilées aux reflets argentés sont à peine perceptibles, demandant une grande concentration du regard pour les apercevoir. D’où cette ambiguïté entre une forme bien réelle et une dimension d’immatériel.

 

Et la scénographie de Marina Abramović faite de cristaux géants?

Ces minéraux donnent un aspect archaïque à l’opéra. Comme si nous étions immergés dans un temps irréel, celui, légendaire, d’Allamonde, d’avant toutes les civilisations. Ils peuvent représenter tour à tour les différents lieux de l’intrigue. Aux yeux de Marina Abramović, les cristaux sont des éléments pouvant à la fois insuffler et absorber de l’énergie. Ils font résonner la part invisible du réel.

 

Les lignes remontent aussi au costume.

Oui. La créatrice néerlandaise de haute couture Iris Van Herpen s’est concentrée sur les lignes tramant la robe de Mélisande. Comme si elle était à peine perceptible, transparente, à deviner par les lignes qui tracent son corps. C’est significativement à travers les cheveux de Mélisande que Golaud abusera de la jeune femme à l’Acte IV. Au fil des cultures, la chevelure féminine n’est-elle pas à la fois une force d’affirmation de soi et un élément que le patriarcat s’est efforcé de maîtriser ou dissimuler?

 

 

L’enfermement est prégnant avec dans la partition avec ces images de chaînes et verrous.

De manière plus intime, les limites omniprésentes sont marquées par ce que chaque personnage parvient à voir et percevoir. Ainsi Golaud n’arrive pas étendre son regard au-delà de la forêt. Il est donc cantonné à ses propres capacités perceptives réduites. Plus loin, dans la scène évoquant la chevelure de Mélisande, on sent Pelléas obsédé, hypnotisé par les cheveux de la jeune héroïne.
Les personnages ont souvent une perception limitée des situations. Dans la conscience, se trouve néanmoins un espace de pensées et de non-dits pouvant subvertir ce regard contraint. D’où un avenir, une espérance possible. Par-delà un vécu apparemment désespéré, fataliste et sans issue. Le lien avec la période que nous vivons et nos ressentis actuels est alors tangible.

 

Comment avez-vous poursuivi vos activités chorégraphiques sous crises?

Le confinement a été entre autres l’occasion d’œuvrer avec les interprètes du Ballet de Flandres, (Opera Ballet Vlaanderen – OBV) sur un format de «miniatures». Des chorégraphies rendues sous formes de films courts avec un ou deux danseurs et un musicien notamment. J’en ai réalisé plusieurs, dont Murmuration et Pie Jesu.
Le plateau d’un opéra désert accueille sur l'œuvre pour piano de Szymon Brzóska, Murmuration of Starlings, le solo Murmuration en hommage au chorégraphe et danseur Mikhaïl Baryshnikov dans le film White Nights. En souvenir de ma mère et de son lien au sacré, Pie Jesu, un duo dans une église vide sur le Requiem de Fauré accompagné par une chanteuse, un organiste et des battements de cœur. Requiem dont j’ai chorégraphié l’intégralité en 2017 pour ma troisième création au Ballet Royal de Flandres.

 

Propos recueillis par Bertrand Tappolet

 

Pelléas et Mélisande, en direct du Grand Théâtre de Genève, le lundi 18 janvier à 19h30, en streaming sur GTG digital et Play RTS.
Puis durant tout janvier sur gtg.ch et rts.ch/play. Sur la plateforme de streaming Opera Vision dès le 19 février, et sur RTS TV à une date à fixer.

Photo Sidi Larbi Cherkaoui © Koen Broos

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