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Mutations économiques et poétiques

Publié le 28.06.2023

C'est le récit de l'ascension d'un empire familial, son essor et crash. La banque d’investissement Lehman Brothers chute donc en 2008 et son nom s’associe pour l’éternité avec la crise économique et celle d’un système entraînant des vies par milliards dans son sillage.

Pour Chapitres de la chute. Saga des Lehman Brothers de l’écrivain italien Stefano Massini, à découvrir du 29 juin au 16 juillet au Théâtre de l’Orangerie (TO), Thierry Romanens est secondé par l’ensemble Format A’3 tuilant jazz, rock et blues accompagne live le peintre illustrateur Dany Petermann.

Cette aventure tragique d’un ultralibéralisme décomplexé est aussi un biopic familial poétique. Des mots en musique. Par le passé, le comédien, chanteur et musicien a imaginé avec Format A’3, Voisard, vous avez dit Voisard sur les poèmes du Jurassien Alexandre Voisard, Et j’ai crié Aline d'après Ramuz et Courir tiré du récit signé Jean Echenoz.

«Il devait savoir à présent/qu’un plus un à New York ne font jamais deux,/et qu’ici les choses de la vie/s’en vont avec le vent», écrit Stefano Massini dans sa pièce. Elle s'inspire de l’univers du conte se partageant entre saga, enquête, absurde et comédie dramatique. On y apprend qui sont les Lehman Brothers depuis l'arrivée d'Henry Lehman en Amérique au mitan du 19e siècle. Mus par leur foi capitaliste, ces pionniers de la bourse fondent un magasin de coton. Au fil des années, il se métamorphose en banque d'investissement devenue le symbole de l’empire capitaliste et de sa chute. Bien relative et provisoire. Mais aussi l’emblème de nos sociétés de consommation écocide.

Or depuis l’implosion de la banque Lehman et sa juteuse reprise par la banque anglaise Barclays, le nombre de banquiers millionnaires a été multiplié par 1000 et les dividendes payés à Wall Street frisent les 50 milliards de dollars en 2022. A bord du Titanic Terre, la croisière amuse toujours les VIP de la finance. Rencontre avec Andrea Novicov qui met en scène cette saga avec Thierry Romanens.



Qu’est-ce qui vous a intéressé dans cette histoire familiale de la dynastie Lehman aux Etats-Unis qui court de la vente du coton dès 1844 à la banque au siècle dernier?

Andrea Novicov: Il s’agit de la principale création théâtrale à l’occasion de ma dernière saison à la direction du TO. Sa programmation fut axée sur les questions essentielles d’environnement, de développement durable et de rapport au vivant non humain. Si ces données liées aux défis posés notamment par le maintien de la biodiversité sont connues, un seul domaine d’activités ne semble guère évoluer à propos du rapport à notre planète et au maintien de conditions viables pour toutes les espèces, c’est l’économie.

Dans cette optique, Chapitres de la chute. Saga des Lehman Brothers, pièce signée Stefano Massini s’inscrit dans le registre plus classique de pièces politiques et économiques. Des domaines que le TO avait moins abordés ces dernières années, se concentrant entre autres sur les merveilles fragilisées liées au vivant. Or si l’économie ne réalise pas une prise de conscience à large échelle concernant l’environnement, rien ne changera dans la situation actuelle sans guère d’issue que nous connaissons. Ce que la pièce illustre aussi, c’est le péril d’un système financier courant à sa perte et risquant d’entraîner une part importante de l’humanité dans son naufrage.



Qu’est-ce qui fait aussi l’acuité de cette pièce?

De la chute de la banque Lehmann à la crise des subprimes dans le cadre de crise financière globale et mondiale de 2007-2088 en aboutissant à la disparition récente de Crédit Suisse, Chapitres de la chute... me semble d’une grande pertinence. Il s’agit moins d’humaniser le monde de la finance par un biopic que de narrer en récit, chansons, musiques, œuvre visuelle créée en direct et dialogues l’histoire des frères Lehmann. Nous en avons réalisé une version resserrée pour un spectacle de deux heures tout en gardant le désir de favoriser le plaisir scénique.

Que font-ils? Ils écoulent avec profit des marchandises ne leur appartenant pas et qu’ils ne produisent pas. De Montgomery (Alabama) à Wall Street, ils s’investissent dans le marché du coton. Ensuite, le chemin de fer, le charbon, le café, l'acier, le pétrole, le tabac, les armes, les voitures, les tv, ordinateurs, avions…

C’est une saga du capitalisme...

Plutôt une épopée capitaliste tout à la fois dramatique, poétique et ironique passée par Thierry Romanens et l’ensemble musical Format3 avec le talent qu’on leur connait. Ils sont accompagnés du peintre dessinateur Dany Petermann.

On suivra comment Les Lehman créent la Bourse à Wall Street et surmontent le krach boursier de 1929 qui vit tellement de financiers ayant tout perdu se suicider. Mais surtout à travers une histoire familiale une forme de folie collective assumée qui peut à tout instant se crasher. Si le capitalisme se révèle créateur de travail, il faut s’interroger à quels prix et conditions. Ceci vu que son empire déborde, supplante et dérégule largement les Etats.





Sur l’écriture de Massini?

Elles se révèle attachante au cœur de ce Farwest américain de l’économie. Il excelle à révéler une forme d’intelligence, une inventivité résiliente dans la manière qu’ont les Lehman de toujours se créer de nouvelles opportunités de faire des affaires. Il s’agit de savoir-faire, d’ambition et de capacité de se débrouiller.

Il s’agit d’une écriture musicale, slammée, un rhapsode. Les phrases, sont brèves et rythmées. Ce qui me séduit? Cette dimension de refrain et de ritournelle qui se prête si bien à la musique et aux chansons. On est littéralement immergé dans cette musique. Elle nous raconte l'histoire à la fois rocambolesque et connue de ces immigrés ici allemands partis pour l’Amérique d’abord dépeinte tel "un cirque de puces/Pas imposante du tout/Au contraire plutôt cocasse./Burlesque".

Les Lehmann sont venus s'installer en Amérique et participent de son développement économique. Jusqu’à leur chute. Il existe donc un côté cocasse, trépident, humain cher à Thierry Romanens et que nous avons souhaité mettre en exergue. La pièce s’achève dans une atmosphère d’angoisse new-yorkaise des années 80-90. Elle est in fine plus abstraite et dénuée d’âme que la saga passée des Lehmann.

C’est un défi?

Pas pour Thierry Romanens dans le mélange des voix et adresses. Avoir des personnages qui alternent les chapeaux entre acteurs et narrateurs est une dramaturgie qu’il a appris à maîtriser. Ceci au gré de ses créations avec Format A3, Courir, Voisard vous avez dit Voisard ainsi que Et j’ai crié Aline notamment.

Le comédien, chanteur et co-metteur en scène sait à merveille filer des récits, raconter des histoires tout en habitant et endossant des personnages. C’est son ADN artistique. Dans l’adaptation-réduction, nous avons gardé des parties dialoguées avec la contribution précieuse du dramaturge Pierre-Louis Chantre.

Qu’apporte la présence live d’un dessinateur?

S’exprimant de l’abstrait au figuratif et à la craie sur un immense tableau noir, Dany Petermann rejoint l’aspect rattaché au dessin même de la finance, les écritures de Wall Street, le monde des chiffres. Ses œuvres ont un côté all-over.

J’ai songé à une continuité avec l’énergie dégagée par le travail pictural de Jean-Michel Basquiat* très côté dans le monde l’art contemporain. Et partant chez certains financiers. Avec l’artiste visuel Dany Petermann, on passe des chiffres à un univers délirant, foisonnant, troublant et évocateur. Ses dessins sont dans le même temps éminemment construits et réfléchis.

Propos recueillis par Bertrand Tappolet


Chapitres de la chute. Saga des Lehman Brothers
Du 29 juin au 16 juillet au Théâtre de l'Orangerie, Genève

Stefano Massini, texte - Andrea Novicov et Thierry Romanens, mise en scène
Avec Thierry Romanens et Format A3, jeu - Dany Petermann, illustrations en direct

Informations, réservations:
https://www.theatreorangerie.ch/events/chapitres_de_la_chute_saga_des_lehman_brothers



*Premier artiste noir bénéficiant d’une reconnaissance internationale, le peintre autodidacte Jean-Michel Basquiat, né en 1960 à New York, s’inspire de l’Expressionisme abstrait et du Pop Art. Dans ses compositions, il place des mot concepts, des poèmes et symboles de la société de consommation

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