Lignes d’horizon

Publié le 04.05.2022
Sur un toit alors que la chaleur avoisine les 40°, une amitié vient adoucir un quotidien démuni. Sur fond de maladresse et de ligne d’horizon redéployée entre deux âmes soeurs, l’enfance se révèle ce compagnon mystérieux, initiatique et toujours curieux de tous ses possibles.
Elisa Shua Dusapin privilégie l’exploration douce des fissures intérieures et traduit au plus juste leurs sentiments flottants. C’est tout un précieux tissu atmosphérique que prolonge habilement la danse pour se souvenir des mots portés disparus. Tout est en dialogue avec la musique et ses leitmotivs interprétés tour à tour par l’OSR et l'Orchestre du Collège de Genève. L'OSR propose en parallèle une version concertante du Colibri (Victoria Hall, 7 mai, à 11) et il existe une transposition en album illustré et musical sous le trait tendre d’Hélène Becquelin. Rencontre avec le metteur en scène Joan Mompart à l’origine de cette création.
Pouvez-vous évoquez le tandem à l’écriture de ce conte musical?
Joan Mompart: Compagnon artistique de longue date, le compositeur et musicien Christophe Sturzenegger a collaboré avec moi pour La Reine des Neiges de Domenico Carli d’après un conte d’Andersen (Am Stram Gram, 2010). Il avait aussi dirigé l’orchestre lors de L’Opéra de quat’sous de Bertold Brecht et Kurt Weill à la musique (La Comédie, 2016). La rencontre avec Elisa Shua Dusapin s’est imposée en découvrant, Le Rossignol et l’Empereur, une adaptation témoignant d’un univers éminemment théâtral aux dimensions multiples.
J’en ai apprécié le rythme et la capacité vertueuse à susciter un univers quasi moebiusien - Moebius alias Jean Giraud est un dessinateur de bd décédé en 2012 qui privilégie le surgissement du rêve dans la réalité pour favoriser les conditions d’une autre vie, ndr.
Relativement à sa production romanesque (Hiver à Sokcho, Les Billes du Pachinko, Vladivostok Circus), j’ai découvert dans sa transposition scénique tant une haute qualité narratrice que d’écriture dramatique. Récipiendaire du prestigieux National Book Award pour la traduction anglaise de son récit Hiver à Sokcho, l’auteure fait ici événement culturel.
L’origine première vient d’une discussion avec Steve Roger, directeur général de l’OSR, d’une envie créative commune pour ma première année à la tête d’Am Stram Gram. Ayant eu l’occasion de beaucoup travailler avec l’OSR, la musique est, à mes yeux, loin d’être un simple décor, mais un authentique partenaire à part entière. Voire une actrice de plus au plateau. D’où la double commande, musicale à Christophe Sturzenegger, textuelle à Elisa Shua Dusapin. Pour des dialogues qui s’entremêlent et se répondent.
J’ai une relation toute autre aux œuvres dès que nous commençons à les incarner. Ainsi dans le temps des répétitions, on saisit mieux la part cachée de l’œuvre, des mots dissimulés au cœur des échanges. La musique révèle alors d’autant plus la pulsation de vie d’une histoire comme celle du Colibri.
Oui. La fameuse légende du colibri fut évoquée dès les premières discussions avec l’auteure. Il était une fois un petit colibri confronté à un incendie de forêt. Sous le regard médusé des autres animaux de la forêt tropicale, l’oiseau se rend bravement déposer des gouttes d’eau sur l’incendie grâce à son petit bec. «Ça ne sert à rien», lui confie l’un des animaux. Et le colibri de rétorquer: «Non, je fais ma part». Cette fable interroge la manière dont on peut se positionner face aux événements de la vie. Il est naturellement possible de l’interpréter au miroir de la thématique écologiste.
Ce qu’a écrit Elisa Shua Dusapin s’est effectivement révélé extrêmement surprenant. Au premier abord, je ne retrouvais guère la fable initiale. Trois destins s’entrecroisent dans Le Colibri, Il s’agit de l’histoire d’un jeune adolescent, Célestin. Ni une ni deux, il déménage du bord de mer pour échouer dans une très grande cité étouffante et assez moche. Désireux de retrouver une ligne d’horizon, il se rend sur le toit de son immeuble et y rencontre Lotte.
Dès l’entame, leur confrontation fait des étincelles. Et l’on se dit que l’une et l’autre préféreraient rester solitaire. Or l’obligation de la cohabitation forcée s’impose progressivement. Une amitié naît à petits pas, pimentée par un désir amoureux tout aussi naissant.
Lotte ne sait pas que Célestin est toujours accompagné par une présence qu’elle ne peut voir. Il s’agit de Célin, frère disparu de Célestin devenu fantôme. Ce surnaturel explorateur du ciel lui amène un petit colibri en torpeur. Pour Célin, il est fort bien que l’oiseau soit en torpeur, inactif, presque mort.
A contrario, Lotte voyant attentivement le colibri, considère qu’il faudrait sans délais, le nourrir, le sauver, le tirer vers la vie. On est ainsi face à l’éternel combat en Eros et Thanatos. Pris entre ces deux polarités, Célestin devra faire le choix soit de rester en torpeur, soit d’opter pour la vie.
Si je devais la résumer à l’extrême, c’est une fable sur le déploiement de l’âme. Partant, dès que l’être se déploie, prenant en quelque sorte plus de place, la distance entre les protagonistes en vient à se réduire. C’est une manière de l’expliquer. Lorsque Lotte propose à Célestin de diminuer la distance entre eux, c’est dire que l’on peut être proche sans se toucher vraiment.
Cela fait partie du phénomène poétique d’Elisa Shua Dusapin parvenant à nous conter des relations humaines par une écriture suggestive. Évocatrice, elle arrive à parler de ce que l’on soupçonne sans forcément vraiment le nommer. Ce qui permet d’avoir cette relation d’intimité délaissant le rationnel. Chacun peut trouver en soi dans ces dialogues l’endroit où ces évocations résonnent.
Comment avez-vous abordé les silences et les non-dits du texte?
En premier lieu, l’écriture de l’auteure est d’une grande pureté suggérant au plan scénographique un espace sobre, épuré. Il est scandé de vastes lignes d’horizon. Si cet espace ressemble a un toit d’immeuble, il est traité dans une perspective vrillée, décalée. Ne s’agit-il pas tout à la fois d’une spatialité architecturée concrète que d’un espace intérieur, imaginaire?
Le texte inspire tant du silence que du mouvement développé grâce à la collaboration avec le jeune chorégraphe Alex Landa Aguirreche. Nombre de résolution de situations dramatiques posées passent d’abord par le corps, le ventre singulièrement.
Elle est notamment tissée de leitmotive liés aux trois personnages. A l’image du texte, elle possède cette qualité vertueuse de participer simultanément d’une étrangeté diffuse et d’une familiarité intense. Que l’on songe à certains passages ou thèmes lointainement inspirés du film musical Mary Poppins signé Robert Stevenson.
Au plateau, la musique entre dans le rapport dramatique pour se révéler partenaire à part entière dans la narration. Il y a donc tout un travail de convocation de l‘actrice et de l’acteur au plan des mots et mouvements. Mais aussi en capillarité avec une musique tendant à l’universalité des émotions. Ou dans l’humour pouvant se dégager de certaines scènes. La musique participe enfin des accents venant ponctuer des dialogues. Grâce à elle, un mot d’abord anodin devient fondamental afin de construire le récit.
Le Colibri
A découvrir du 10 au 15 mai au Théâtre Am Stram Gram
Elisa Shua Dusapin, texte
Christophe Sturzenegger, composition
Joan Mompart, mise en scène
Avec Clémentine Le Bas, Mathieu Fernandez-Villacanas, Matteo Prandi
Informations, réservations:
https://www.amstramgram.ch/fr/programme/le-colibri
Pour la version concertante de l'OSR du 7 mai au Victoria Hall
https://www.osr.ch/fr/concerts-billets/concerts/evenement/concert/le-colibri