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Le monde selon Charlie

Publié le 13.11.2023

Cobaye en laboratoire, la souris Algernon voit ses capacités cognitives démultipliées grâce à une intervention chirurgicale sur son cerveau. En sera-t-il de même avec le bonhomme trentenaire Charlie Gordon, immature émotionnellement et au QI limité flirtant avec les 68?

A savourer au Théâtre de Carouge, du 21 novembre au 17 décembre, Charlie est une libre adaptation par Christian Denisart du célèbre récit dû à Daniel Keyes, Des fleurs pour Algernon, nouvelle puis roman humaniste souvent associé à la science-fiction. Le fait d’être né avec une intelligence fort limitée n’empêche nullement notre héros à la Forrest Gump d’évoluer dans une félicité naturelle et une pureté candide. Cet état le protège du mal et de la souffrance.

Au cœur d’une scénographie lumineuse en cercles concentriques prompte à figurer les incroyables progrès du héros, comédiens, comédiennes et musiciennes font virevolter les éléments mobiles posant les signes nécessaires à chaque scène. Jouée live, la musique parcourt un large éventail. Du jazz à l’électro en musardant par les belles heures du sérialisme américain. On retrouve des séquences chorales dansées et chantées qui évoquent les belles heures de la comédie dramatique musicale. Dans une atmosphère cinématographique évoquant les années 50-60, Charlie s’entiche clandestinement de Miss Kinian, son enseignante.

Mais peut-on avoir une relation avec un génie que l’hyper-savoir risque d’enfermer dans une Tour d’Ivoire de connaissances détaillées et inaccessibles au commun des mortels? Dialogue avec le dramaturge et metteur en scène Christian Denisart.



A l’origine, la nouvelle de Daniel Keyes s’ouvre ainsi: «Conte randu - 5 mars 1961. Le Dr Strauss dit que je devrai écrire ce que je panse et tout ce qui marive a partir de mintenan.» (sic). Votre regard?

Christian Denisart: J’ai découvert à l’adolescence cette nouvelle d’une quarantaine de pages dans un recueil de science-fiction. On repère plusieurs coups de génie chez l’auteur de Des fleurs pour Algernon qui le rendent extrêmement attachant. Ainsi utilise-t-il les mots et l’orthographe de son héros afin de montrer l’évolution de son intelligence. Au début, Charlie écrit fort mal, son style est de l’ordre de la dysorthographie*. Le temps passant, son écriture s’améliore nettement lui permettant de développer des idées bien plus précises dépassant même le niveau des plus grands.

Après l’opération, la grammaire et l’expression se font sans fautes et toujours plus élaborées chez Charlie. Grâce à ce système d’écriture de Daniel Keyes, l’on se rend compte avant Charlie que l’expérience de laboratoire menée sur lui est couronnée de succès. Du moins pour un temps. Or l’on peut se demander si son état originel où il ne sait plus grand-chose le voit être plus heureux que lorsqu’il se retrouve éminemment intelligent. C’est une question vertigineuse. Irrésolue.



Mais face à un tel texte singulier, que fait-on pour l’adapter?

La scène marque le passage de l’écrit à l’oral et l’adaptation d’un texte constitue à mes yeux l’une des étapes les plus fantastiques de la pratique théâtrale. Pour cette écriture qui évolue au fil de la pièce, le choix a été de rendre cette progression sur un plan physique. Nous avons donc d’abord travaillé sur des personnages empruntés et patauds.

Par exemple, Charlie est d’abord lent dans son expression. Il est alors fort ardu de ne pas verser dans la caricature du simple d’esprit par le bégaiement. D’où le fait de moduler ces gestes ou sa manière de se déplacer un peu raide et gauche. Ceci en faisant en sorte que les personnages qui l’entourent suivent peu ou prou un chemin identique. Du côté brut de décoffrage de la vie en usine au monde estudiantin, les corps s’allègent, devenant plus dansants et véloces.

Chez vous, il existe un lien personnel à certains thèmes de Charlie ramenant aux pertes de mémoire et aux troubles cognitifs.

Oui. Ma mère a toujours eu des problèmes de mémoire qui l’inquiétait. Elle a été en proie à la recherche de ses mots. Ses phrases restaient en suspens, tant elle perdait le fil de nos échanges. La retraite venue, ces troubles ont redoublé, devenant une dimension dominante chez elle. Pour moi, il n’y a rien ici de pathologique, plutôt une mémoire compliquée, difficile. Si cette situation me touche, c’est que mon cerveau est devenu éponge, ses béances devenant sa nature même.

Quant à mon père, il est décédé d’une maladie parkinsonienne. Le côté hésitant se traduit alors dans une mémoire défaillante du corps et des mots. Il était toujours là, sans avoir les mots et les gestes. C’était ainsi une gageure de communiquer avec lui.

Si une opération existait pour augmenter nos capacités mémorielles et cognitives, je serais possiblement volontaire. Des fleurs pour Algernon agite des questions ouvertes sur notre perception du monde. Mais ce récit explore aussi la relation à nos sens et l'analyse qu’en produit la conscience. De manière originale cette nouvelle devenue roman questionne la notion d'intelligence, une qualité sacralisée et rarement mise en perspective critique dans nos sociétés. Que vaut un QI sans humanité et prise en compte du développement émotionnel et relationnel?





La pièce aborde la dimension d’humain augmenté et de cobaye.

Revoyant des photos des années 50 de salles d’opération, on y décèle un aspect proprement terrifiant d’expérimentation et d’essais notamment chimiques. Je pense qu’il y avait à cette époque une éthique à géométrie variable. Tout-puissants médecins et scientifiques pouvaient se permettre d’expérimenter sur de larges pans de la population sans guère de contrôle ni de freins.

Sans doute est-ce encore le cas aujourd’hui dans certains domaines de recherche suivant les Etats notamment. Il me plaisait de retrouver cette atmosphère anxiogène afin de faire ressentir concrètement la peur de Charlie qui doit subir une opération visant à accroître ses facultés cognitives. D’où une dimension à la Frankenstein donnée à ces moments d’expérimentation et d’opération.

Qu’en-est-il du décor?

Pour la scénographie, un laboratoire des années 50 m’est apparu plus intéressant par son côté artisanal et palpable. On y observe au microscope et mélange des tubes dans une ère pré-informatique et ses écrans.

Je souhaitais aussi rester à la même époque pour l’usine de production de pneus où travaille Charlie comme nettoyeur (agent d’entretien ou technicien de surface de nos jours). Il y a aussi ce goût pour les images désuètes, surannées de toute une époque essentiellement étasunienne. D’où une Amérique fantasmée de films et séries comme source d’inspiration visuelle.





Vous agissez par cadrages successifs dans ce que vous appelez une scénographie en pelure d’oignon. Un procédé qui n’est pas sans évoquer par anticipation le dernier film de Wes Anderson, Asteroïd City.

Il existe effectivement une manière très cinématographique de traiter cette pièce par des jeux de lumière entre autres. Prenez l’espace de Charlie. Au fur et à mesure que son esprit grandit, ses capacités intellectuelles et cognitives deviennent quasi illimitées grâce à la réussite de l’intervention chirurgicale pratiquée sur lui, son monde va s’ouvrir progressivement.

Comment rendre cette trajectoire au plateau? Plus la perception du monde du héros s’élargit, plus son espace visible s’agrandit littéralement grâce ici aux effets de lumière et aux éléments mobiles du décor.

Sur la musique à large spectre?

Aux côtés des musiciennes **qui jouent live, aussi comédiennes et manipulatrices de décors, nous sommes efforcés de rester à l’époque analogique. Cela en proposant des séquences de musiques minimalistes et sérielles ainsi que des partitions puisant à l’aube de la musique électronique des années 60. Un film super 8 est projeté prolongeant cette patine d’époque.

Des chants complètent les instruments à cordes et les séances synthétiques réalisées avec des synthétiseurs modulaires. Enfin Pascal Shopfer, le comédien qui incarne Charlie, jouant fort bien du piano, la pièce débouche sur des séquences plus lyriques et expressives à mesure que le monde de son personnage prend de l’ampleur. Ceci jusqu’au climax où Charlie découvre avec intensité et lucidité le monde tel qu’il est. Ce tableau est marqué par une chorégraphie vive et jubilatoire inspirée des comédies musicales où les musiciennes se joignent aux comédiennes et comédiens.

Propos recueillis par Bertrand Tappolet


Charlie
Du 21 novembre au 17 décembre au Théâtre de Carouge

Un spectacle de Christian Denisart, d'après Daniel Keyes
Avec Thierry Baechtold, Giulia Belet, Alexandre Bonstein, Laurence Crevoisier, Sébastien Gautier, Louise Knobil, Annick Rody, Pascal Schopfer, Matthieu Sesseli, Camille Stoll, Loredana von Allmen

Informations, réservations:
https://theatredecarouge.ch/spectacle/charlie/


*La dysorthographie est un trouble spécifique de l'apprentissage de l'orthographe

** La violoniste Annick Rody officie aussi au chant et au synthétiseur modulaire, Laurence Crevoisier (alto, chant et divers rôles) et la contrebassiste Louise Knobil (chant et plusieurs rôles). Ces musiciennes et compositrices ont travaillé par le passé sur L’Arche part à Huit Heures et Koburo imaginés et mis en scène par Christian Denisart, ndr