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Le Boulevard revisité

Publié le 05.01.2023

L’univers rural, ses envies, jalousies et meurtres en mode comique, mélodramatique et légendaire sont au cœur d’Edmée à l’affiche du Poche à Genève dès le 16 janvier. Auréolée du statut de blockbuster théâtral dans les années 50, la pièce signée par Pierre-Aristide Bréal est ici réécrite par l’auteure neuchâteloise Antoinette Rychner.

On y découvre Edmée dotée d’un franc-parler tranchant et qui aspire au bien-être matériel. Elle est bien déterminée à se débarrasser des protagonistes qui l’empêcheront de faire main basse sur un précieux magot. La trame initiale des meurtres, retours à la vie et retournements est enrichie de préoccupations contemporaines (racisme, écologie, sexisme…) et du fond immémorial de légendes suisses.

Dans ce jeu de massacre féroce et drôle où chacun.e cherche sa place et la défend telle une cité assiégée, les «carambolages d’époques», selon l’heureuse expression d’Antoinette Rychner, ne manquent pas. Rencontre avec Florence Minder et Julien Jaillot, qui ont déjà monté au Poche Le Brasier de David Paquet ainsi que Fraülein Agnès de Rebekka Kricheldorf, et cosignent la mise en scène d’Edmée.



Quels sont les éléments qui vous ont attiré dans cette pièce?

Florence Minder: Le directeur de la scène de la Vielle-Ville, Mathieu Bertholet, nous a proposé de travailler autour du Boulevard, un genre qui nous intéresse depuis toujours. Il nous a paru fructueux d’explorer un théâtre peu arpenté, le Boulevard paysan. Pour mémoire, dans les années 50, le regard porté sur l’univers campagnard et les paysans depuis Paris est connoté de mépris. Nous avons alors été séduits par la manière dont l’écrivaine Antoinette Rychner a mis en regard la pièce originelle avec des enjeux et une forme plus actuels, sans rien renier de l’intrigue initiale.



Et l’apport d’Antoinette Rychner sur les thématiques?

Julien Jaillot: J’ai l’impression qu’au plan thématique, elle monte quelque peu les curseurs. Il y a de fait un développement et un élargissement du mépris de classe présent dans la pièce originale signée Bréal. Que l’on songe ici au racisme, à la misogynie ou à l’éco-anxiété. Il se développe ainsi à la fois la caricature et une tendresse pour ces personnages défendant leur place de manière parfois extrêmement violente. La pièce suit comment chaque protagoniste tente d’imposer son espace propre.

En quoi cette pièce est-elle un reflet du besoin atavique de fictions?

Florence Minder: Je suis sensible à la fiction comme manière de se relier et relationner. Dans mes propres écritures*, je travaille sur les filtres fictionnels que l’on met sur nos vies. Je pense à la manière dont les modes narratifs influent sur notre réel. Or il est étrange que cette mise en fictions soit si peu dévoilée dans nos éducations.

Si l’on apprend le théorème de Pythagore à l’école, la pratique de raconter une histoire et la déconstruire ne semble guère y être enseignée. Ou comment les histoires nous font et nous défont tout en faisant société. Au sein de la compagnie venedig meer, un important travail de médiation est ainsi réalisé autour de la manière dont les fictions nous déterminent.





Il est aussi question de capital de reconnaissance chez les protagonistes de la pièce.

Florence Minder: Oui. Cette idée, je l’emprunte à un pédopsychiatre lausannois, Jean-Claude Métraux, auteur de La Migration comme métaphore. Tout en déployant une praxis de la reconnaissance, il interroge les facteurs permettant d’en bénéficier. On voit alors mieux comment des personnages au sein d’une pièce ont des capitaux variables de reconnaissance. Ceci afin d’obtenir un gain. Pour Edmée, c’est un terrain de jeu de fertile, car l’œuvre est tissée de transactions humaines. Soit des personnages essayant d’obtenir une place.

À cet égard, il se manifeste une demande constante de respect et de tranquillité chez le personnage de Léon. Edmée, elle, est tout à son besoin de reconnaissance comme paysanne voulant être traitée à l’égale d’une personne indépendante. Et non ravalée au rang d’objet sexuel.

Je constate aussi qu’il est possible aujourd’hui de se fictionner des capitaux de reconnaissance virtuelle à travers les réseaux sociaux. En quelque sorte, ils nous donnent une seconde chance par le filtre d’une vie virtuelle.

Sur le jeu des personnages.

Julien Jaillot: Il existe une recomposition permanente, instinctive chez les personnages. À mes yeux, l’écriture recèle fort peu de psychologie. L’une des qualités de l’écriture d’Antoinette Rychner est précisément d’avoir délesté texte original de ses oripeaux psychologiques. Par ailleurs dans la mise en scène, nous développons tout un travail autour des codes de jeu avec une théâtralité affirmée.

Les actrices et acteurs ainsi que leurs personnages en viennent à générer leurs propres fictions. Interprètes et personnages mettent donc en mouvement la bande son de leur vie. Et se révèlent très actifs dans la codification de la fiction. Nous dévoilons ainsi les ficelles de la construction et de la narration du spectacle. Mais aussi la façon dont les personnages tentent d’imposer leur vérité et leur affirmation de soi.

On relève aussi la thématique de la mort.

Florence Minder: Oui. Elle traverse d’ailleurs l’entièreté de mon travail théâtral. Du décès à la rupture, il est question de la perte affectant l’image de soi et la nécessité de la recomposer. Il est évident que la fiction est un outil dans cette recomposition. Le deuil est un outil de création. Ici les personnages de la pièce, sont extrêmement créatifs dans leur meurtre et leur manière de revenir à la vie. Avec Edmée, Il s’agit de codes de jeu vitaux pourvus d’une haute énergie au cœur d’une forme de huis clos. Cette imagination à l’œuvre dans la manière de concevoir le meurtre est assez sidérante dans la pièce.

Par ailleurs, nous sommes au 3e Acte, 75 ans après notre propre vécu. Rien ne semble avoir véritablement changé dans le fait de vouloir se ménager une place au sein d’une atmosphère cupide. C’est une volonté chez Antoinette Rychner de nous englober dans une réflexion sur ce que serait notre place à l’avenir par les choix ou non choix réalisés. J’ai l’impression que l’auteure vient nous interroger sur cette impossibilité à accepter de vieillir et de mourir existant dans notre société capitaliste. La mort est dans cette pièce à nouveau au centre.

Vous avez imaginé une dimension légendaire?

Florence Minder: Assurément. Il y a notamment un Esprit de la montagne évoqué dans la Vallée de Saas. Selon ce qu’on m’a raconté, cet Esprit aurait suscité par un sort une famine, inondant les terres tout en décimant le monde paysan et montagnard. Pour échapper à cette malédiction, les communautés villageoises décident de ne plus mettre sur pied de fêtes et célébrations, de se punir en quelque sorte. Dès lors, cet Esprit les protège, famine et inondation disparaissent comme par enchantement.

Une autre légende issue du Val d’Hérens (Valais central) imagine un génie proposant à son bénéficiaire de lui donner ce qu’il veut. Ceci sous réserve d’offrir le double à son voisin. La personne demande alors au génie de lui crever un œil.

Ces anecdotes nous ont inspiré.es. Elles rejoignent cette jalousie violente éprouvée pour ce que possède ou peut avoir le voisin. Je pense aussi à cette forme étrange de destin venant visiter les personnages.

Et pour la partition musicale encore en gestation?

Florence Minder: Le compositeur et musicien Pierre-Alexandre Lampert crée l’entièreté de la partition musicale. Outre l’inventivité de la langue, nous nous inspirons aussi de la musique traditionnelle folklorique suisse (cor des Alpes, Jodel, hymne) mais aussi de variété française ou encore de trap**. Ce tissage des époques et styles rejoint peu ou prou l’écriture d’Antoinette Rychner jouant sur les anachronismes.

De même pour les costumes, il y a un mouvement d’aller-retour entre le traditionnel et le contemporain dans l’esthétique. Cet alliage nous tire vers l’universel.

Propos recueillis par Bertrand Tappolet


Edmée
Dès le 16 janvier, au Poche/GVE

Antoinette Rychner, d'après Pierre-Aristide Bréal, texte
Florence Minder et Julien Jaillot, mise en scène
Avec Léonard Bertholet, Valeria Bertolotto, Jeanne De Mont, Aurélien Gschwind

Informations, réservations:

https://poche---gve.ch/spectacle/edmee/

* On peut citer notamment Saison 1, série théâtrale, Faire quelque chose. (C'est le faire, non?). En 2018, Florence Minder a reçu le prix SACD pour l’ensemble de son travail. Voir: www.venedigmeer.com
** Courant musical ayant émergé dans les années 2000 aux Etats-Unis.