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L’insaisissable réalité

Publié le 02.02.2016

 


Pour la 8ème édition de Mémoires blessées, le théâtre Saint-Gervais place son attention sur les enjeux contemporains des déplacements de population et reçoit le metteur en scène Claude Brozzoni avec C’est la vie, une pièce que Peter Turrini lui a écrite. L’auteur autrichien cède enfin à la demande de son ami français qui l’a mis plusieurs fois en scène et lui livre une pièce poétique et autobiographique. Les claviers et l’accordéon de Claude Gomez accompagnés aux guitares acoustique et électrique par Grégory Dargent y subliment le jeu de Jean-Quentin Châtelain pour une réalité augmentée. A voir jusqu’au 13 février.

 

 

Comment la musique en est-elle venue à faire partie intégrante de vos spectacles?

Depuis mes débuts je fais appel à des compositeurs. En 1989, dans Paradis sur Terre de Tennessee Williams, la musique de Gérard Maimone intervenait dans ma mise en scène un peu comme au cinéma. Petit à petit, mes rapports devenant toujours plus forts avec les musiciens, je les ai invités à monter sur scène. Initialement dans l’esprit de théâtre musical expressionniste, pour arriver aujourd’hui à une fusion encore plus profonde entre le texte, le jeu et la musique, et parfois la peinture également. Ces expressions artistiques se croisent et s’enrichissent de l’imaginaire et du vécu de chacun. Loin d’être une musique illustrative, ni opéra, ni théâtre musical, il s’agit d’un langage partagé. Elle est écrite pour le spectacle par des compositeurs qui la créent durant les répétitions. Elle est un prolongement du texte et du jeu. La musique pousse l’acteur au dépassement, comme elle conduit le spectateur vers ses émotions propres. Dans cette pièce, la musique s'inspire et utilise les codes de la musique rock allemande des années 70.

 

Peter Turrini en a-t-il tenu compte lors de l’écriture de cette pièce qu’il vous a offerte?

Je ne pense pas, bien que notre amitié depuis 19 ans l’ait sûrement influencé inconsciemment, puisque la musique fait partie intégrante de mon langage scénique. Depuis des années, je lui demandais de m’écrire un texte, ce qu’il refusait. Il y a quatre ans je lui montrais un enregistrement de Quand m’embrasseras-tu? de Mahmoud Darwich que je venais de mettre en scène, mêlant plusieurs arts. J’en profitais pour lui répéter qu’aujourd’hui nous avions besoin de poètes qui parlent du monde dans son indicible, sa profondeur, son invisible, d’un texte où l’amour serait le centre. Un spectacle où la musique de la langue viendrait caresser notre être et nous guérir de tant d’absence, de cet oubli de la simplicité. Suite à quoi, il s’est enfin décidé à m’écrire cette pièce. Dans son introduction Turrini donne une liberté totale d’interprétation pour aborder ce texte. Par exemple, la version que j’ai pu voir à Vienne ne comportait pas de musique.

 

Que transmet l’auteur à travers ce titre familier C’est la vie, en français dans le texte original?

Le spectacle commence avec cette idée que lorsqu’on naît, on ne sait pas si on sera heureux ou malheureux. C’est la vie! Quand il m’a envoyé le texte j’étais dans une période difficile et le titre m’évoquait le fatalisme. Mais un jour, après un rêve, j’ai compris que c’était quelque chose de l’ordre du printemps, des bourgeons qui arrivent. Va-t-il geler? Aura-t-on plus ou moins de fruits cette année? Dans notre vie d’homme, les difficultés que l’on peut rencontrer, c’est en fait du vivant. Dur ou drôle, aimé ou rejeté, c’est un combat, ouvert et lumineux. C’est la vie n’est pas un réquisitoire contre qui ou quoi que ce soit, c’est le passage en revue de la vie de l’auteur à travers notre époque. Il s’agit d’une expérience d’être humain, toute simple, qui entre en résonance avec le vécu de chacun.

 

 

En quoi diriez-vous que cette pièce se distingue de ses précédentes créations?

Le fond reste le même. On retrouve son désir de justice, par moments son incapacité à vivre, ou à pouvoir être dans la vérité: sa mère lui racontait quand il était enfant que les bons étaient récompensés et les mauvais punis. Cette pièce se distingue par sa forme. L’auteur est au centre et se livre sans masques à travers des pensées, des anecdotes, des chansons et des poèmes qui ont jalonné sa vie, dont certains sont tirés du recueil Quelques pas en arrière (1999). Il parle de son enfance, de sa famille, des rejets, des désirs, des premiers amours, du travail, du sexe, de dépression, de l’espérance… le voyage d’un être humain dans la réalité.

 

Pourquoi ne fait-il pas allusion aux conférences politiques qu’il a tenues pendant de nombreuses années dans les théâtres d’Allemagne et d’Autriche et dont vous avez enrichi la pièce notamment à l’aide de projections?

A la première lecture de son texte poétique, je ne retrouvais pas l’aspect politique de cet homme engagé, ce dont je lui ai fait part et à quoi il m’a laissé libre de pallier. D’autant plus qu’avant de recevoir ce texte j’avais dans l’idée de monter un spectacle autour de ses nombreuses conférences, éditées en 2010 dans un ouvrage intitulé A quel point l’homme est-il suspect?. J’ai compris plus tard qu’il ne voulait pas parler de sa carrière, ni de politique, mais de son être profond, de ce «je» universel dont nous avons tous hérité qu’on soit artisan, paysan ou politicien.

 

Un mot sur la manière dont Jean-Quentin Châtelain interprète le texte?

On pourrait dire qu’il s’approche du rap ou du slam, d’un Arno ou d’un Bashung. Jean-Quentin Châtelain a une forte personnalité, un fond et une énergie qu’il met au service des mots. Il est présent: à chaque fois qu’il entre en scène, il saute dans le vide avec ce qu’il aura vécu dans la journée, ce qui fait sa force. C’est un vrai conteur, qui porte les mots sans tricher comme on peut le faire dans la vie. Sa sincérité a même amené des spectateurs à penser qu’il racontait sa propre histoire. De sa première collaboration avec des musiciens sur scène est né un rythme, une vitalité proche de la transe poétique.

 

Propos recueillis par Alexandra Budde

 

C'est la vie, Saint-Gervais Genève Le Théâtre du 02 au 13 février 2016. Rencontre avec l’auteur Peter Turrini, samedi 6 février à l'issu de la représentation.

Renseignements et réservations au +41.22.908.20.00 ou sur le site du théâtre www.saintgervais.ch

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