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L’humain au pied du mur

Publié le 21.01.2022

Cinq Hommes, ce sont cinq ouvriers sur un chantier. Ils viennent des quatre coins de l’Europe, et parfois de plus loin encore. Tout les sépare, un mur en construction les amène à collaborer et à vivre ensemble. C’est à une épopée ordinaire et à une aventure humanistes que la Cie du Passage invite au Théâtre du Loup, du 21 au 30 janvier.

Le spectacle, créé il y a une quinzaine d’années avait connu un grand succès. Et son thème, encore renforcé par la crise des réfugiés, n’a rien perdu de son actualité, bien au contraire.
 Le metteur en scène Robert Bouvier revient ici sur la force du texte de Daniel Keene, sur la dynamique des relations qui lient ces cinq ouvriers, de la douceur qui se révèle sous la dureté du métier, et l’âpreté des conditions de vie. A redécouvrir absolument.



Pour un huis clos entre cinq hommes issus de cultures différentes, est-il tentant d’aller chercher des comédiens étrangers, parlant à la base peu le français?


Oui les personnages sont étrangers et je tenais à ce que les interprètes le soient aussi, qu’ils trimballent avec eux cet ailleurs que l’on entend notamment dans leur accent. Les comédiens étaient pour la plupart déjà établis en Suisse ou en France. L’un d’eux venait d’arriver de Roumanie à Berne et parlait assez mal le français. Dans un premier temps, il a appris le texte de manière phonétique. D’une audition à l’autre, il avait déjà fait beaucoup de progrès, tant il avait envie de pouvoir exercer en Suisse le métier de comédien qui était le sien en Roumanie.



Vous proposez un huis clos humaniste, mais sous pression?

Trouver du travail s’avère vraiment vital pour chacun d’eux. Ils vont de chantier éphémère en chantier éphémère, découvrent ceux avec lesquels ils vont devoir cohabiter et travailler. Il y a de la méfiance et de la pudeur aussi. En partageant le même baraquement, ils se révèlent les uns aux autres et leurs échanges sont souvent poignants. Keene a ce talent, comme Tchekhov, de réussir avec des mots très simples d’exprimer toute la profondeur, tous les paradoxes de l’âme humaine.

Dans ce monde assez fruste, on ne fait pas de cadeaux, on ne s’épanche pas sur ses jardins secrets. Mais leurs trésors intérieurs se devinent au détour d’une phrase, presque par accident lorsqu’on surprend l’un d’eux en train d’écrire des histoires dans son calepin ou que l’autre fait allusion par inadvertance à l’enfant qu’il a perdu. C’est très émouvant quand on sent que ces “frères humains” s’abandonnent un peu et se confient les uns aux autres.

Cette réalité n’est pas étrangère à la Suisse. On se rappelle notamment du statut de saisonnier?


Oui, lors de ma scolarité à Neuchâtel, j’avais beaucoup d’amis fils d’émigrés italiens (ma mère est née en Ligurie) qui se faisaient traiter de macaronis et j’ai assisté à de nombreux scènes vraiment choquantes de ce que l’on pourrait appeler un certain racisme ordinaire. Je me souviens par exemple de cette médecin que ma mère malade m’avait demandé d’appeler en urgence et qui en arrivant chez nous et découvrant que ma mère avait un accent italien regretta de s’être déplacée, arguant que les Italiennes faisaient toujours du cinema pour un rien.

En allant à l’école, je voyais des chantiers et la vie rude des maçons mais je les sentais présents à leur travail, vivants, et je les entendais aussi chanter, siffler sur leurs échafaudages. Cela me rappelle la chanson que Claude Nougaro a dédiée aux maçons.





Est-il difficile d’aborder un microcosme multiculturel?

C’est en tous cas passionnant et c’est l’un des thèmes du spectacle. Pourtant Keene me disait que dans les autres mises en scène de sa pièce, cela n’était pas vraiment pris en considération. Ici, un seul comédien est né en France, tous les autres ont appris une autre langue que le français. Ils ont appris à s’ouvrir à une autre culture. Cela crée entre eux une complicité - j’aime aussi la variété des accents que cela implique, comme si quelque chose d’intime venant de leur enfance ne les lâchait pas. Bartek est né en Pologne, Antonio en Espagne, Dorin en Roumanie et un Hamadoun au Mali où il vit encore. Abder lui est né en France.

Est-ce qu’en quinze ans la pièce a changé parce que le monde a changé, ou est-ce que c’est les spectateurs qui ont changé et qui vont recevoir la pièce différemment?

La pièce continue de me parler intimement. On aura toujours de pauvres hères abandonnant leur famille, leur pays pour rêver d’une autre vie et le sort des migrants en ce moment est particulièrement révoltant. Dans le texte de Daniel Keene, un des personnages se demande ce qu’il a en commun avec les autres. Et on lui répond que ce qui les a réunis est tout simplement le fait qu’eux avaient des chaussures plus solides que celles des autres saisonniers.

La façon dont Keene évoque ces hommes, auxquels seul le travail semble donner une légitimité, une dignité continue de me toucher de manière très puissante. N’existe-t-on que par son travail? Et alors si personne n’a besoin de nous, qui sommes-nous?… J’aime ces personnages déracinés, comme étrangers parfois à eux-mêmes. L’un d’eux ne se souvient même plus pourquoi il est parti. On se fuit ou au contraire on se construit dans cet exil. Le texte n’est jamais manichéen. Un des maçons peut citer un poème de Guillevic et un autre de Villon.





Pourquoi reprendre ce spectacle?


Ces interprètes ont accepté de se livrer avec beaucoup de sincérité et d’engagement au projet et je garde un excellent souvenir de nos répétitions lorsque nous cherchions comment donner sa chance à chaque phrase et voulions fuir toute banalité, trouver les résonances les plus intimes pour chacun d’eux. Cette recherche de vérité à chaque instant m’a fait penser au cinema souvent même si dans ma mise en scène, je cherchais à transcender la réalité. Nous avons participé au concours de la RTS De la scène à l’écran. Et avons eu le bonheur d’être sélectionnés. C’était l’occasion rêvée de le reprendre enfin comme nous nous l’étions promis en interrompant son exploitation en 2010. Il y avait une telle complicité entre ces comédiens unis comme les 5 doigts de la main.

Et lorsque l’un d’eux, Boubacar Samb, m’a appris qu’il avait un cancer, j’ai senti presqu’une urgence à reprendre la pièce, car cela pourrait l’aider à se battre contre la maladie, mais le théâtre n’a pas été plus fort qu’elle hélas. Le décès de Boubacar nous a beaucoup secoués mais nous avons malgré tout eu envie de reprendre ce spectacle qui lui tenait à coeur.

Quel est la place de Cinq Hommes dans votre carrière?


La compagnie du Passage se lance chaque année dans une nouvelle création mais celle-ci occupe une place particulière dans mon parcours tant elle s’est faite de façon harmonieuse. Nous aimons qu’un plateau de théâtre permette de parler de maçons, de ces “petites gens”, confrontés à la solitude, au froid (il pleut même sur scène) et d’ouvrir sur leurs mondes intérieurs. Je voulais apporter aussi de la tendresse, de l’onirisme et de la beauté dans cet univers. C’est pourquoi ce mur s’inspire de la porte de l’enfer de Rodin ou des esclaves de Michel Ange, pris dans la pierre. Je voulais qu’on ait envie de prendre chacun d’eux dans nos bras (rires).

Propos recueillis par Vincent Borcard


Cinq Hommes, de Daniel Keene

Du 21 au 30 janvier au Théâtre du Loup



Robert Bouvier, mise en scène

Avec Antonio Buil, Dorin Dragos, Hamadoun Kassogué, Abder Ouldhaddi, Bartek Sozanski

Information, réservation:

https://theatreduloup.ch/spectacle/cinq-hommes/

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