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L'hommage de Tiago Rodrigues à l’artisanat du théâtre

Publié le 22.02.2019

 

Du 28 février au 1er mars 2019, le metteur en scène portugais Tiago Rodrigues sera de retour au Théâtre Forum Meyrin – qui lui avait consacré un festival en 2017 – avec Sopro, une pièce en portugais surtitrée en français, créée en 2017 à Avignon.

Sopro, «souffle» en portugais, c’est celui du souffleur, et en particulier celui de Cristina Vidal, qui officie au Théâtre National Dona Maria II à Lisbonne depuis plusieurs décennies. Invitée par Tiago Rodrigues, directeur de l’institution depuis 2015, elle a accepté de monter sur scène pour rendre un hommage vibrant à une profession qui se fait de plus en plus rare, souffleur, et par la même occasion aux rouages du théâtre, de la scène, de l’espace, de la lumière, de tout cet artisanat qui fabrique le théâtre. Un spectacle émouvant où se croisent des moments de coulisses inspirés d’une vie de souffleuse et extraits de pièces classiques, comme Bérénice de Racine ou Les Trois Sœurs de Tchekhov.

 

Le rideau s’ouvre sur une scène de théâtre délabrée, envahie par la végétation. Sommes-nous dans le futur? Que s’est-il passé?

Rien n’est explicite, nous sommes surtout dans un présent alternatif, peut-être un avenir. Il est vrai qu’on projette cette histoire dans un moment de la vie d’un théâtre qui a fermé. Pour le public, ça ne peut pas être aujourd’hui puisqu’il regarde ce spectacle, mais on leur demande d’imaginer que ce théâtre est fermé depuis quelque temps. Sur la scène, nous voyons une souffleuse, une des artisanes presque disparues dans tous les théâtres du monde, qui est encore là, et qui se souvient du temps qu’elle a vécu dans ce lieu.

 

Depuis combien de temps connaissez-vous Cristina Vidal?

Je l’ai rencontrée pour la première fois en 2010, j’étais artiste invité à créer une pièce au Théâtre National Dona Maria II de Lisbonne. Là, je travaillais dans une petite salle alors que Cristina répétait sur scène avec les artistes de la maison. C’était la première fois que je voyais une souffleuse. Caché au deuxième balcon, je n’avais d’yeux que pour elle, oubliant les comédiens, obnubilé par un spectacle qu’on ne regarde jamais: celui des coulisses. Celui du travail discret d’une souffleuse parmi les comédiens, une scène qui m’a beaucoup touché. Et lorsque j’ai été invité à diriger ce même théâtre en 2015, et en même temps, commencé à travailler avec Cristina dans plusieurs de mes pièces, je lui ai remémoré notre rencontre où j’avais évoqué, en l’air, mon envie de faire une pièce avec elle sur son métier, ce que je souhaitais alors réaliser avant la fin de mon mandat.

 

A-t-elle été difficile à convaincre de monter sur scène pour la première fois?

Je pense que plusieurs éléments l’ont décidée. Peut-être le plus fort, c’est que cette pièce est un hommage, non à elle-même, mais à toute la profession et à toutes celles des coulisses d’un théâtre. Puis il y a la proximité qui s’est installée entre nous à force de travailler ensemble tous les jours, et je crois que c’est ce sentiment du devoir envers une maison pour laquelle elle travaille depuis ses 21 ans qui lui a permis d’envisager sérieusement cette possibilité.

 

 

Souffleur, un métier en voie de disparition?

Cette constatation a beaucoup à voir avec les moyens de production et la façon de faire du théâtre aujourd’hui. Bien sûr qu’il y a des pays exceptionnels, comme l’Allemagne, qui compte de nombreux souffleurs. Parce que ce pays fourmille encore de théâtre de répertoire qui font de l’alternance, c’est-à-dire des maisons qui ont leur propre troupe produisant cinq ou six spectacles joués plusieurs fois par mois.

En France, je n’ai jamais croisé un souffleur de ma vie. Au Portugal, il n’y a que deux souffleurs professionnels officiant au Théâtre National. Dans la plupart des pays, on parle déjà au passé quand on parle des souffleurs. En Espagne ou au Brésil par exemple, on dit déjà: «souffleur était un métier de théâtre.»

Souffleur est tout au moins une profession menacée, à l'image de plusieurs des artisanats liés au côté technique qu’on trouve encore dans les grandes maisons de théâtre.

 

Les souffleurs remettent-ils parfois en question l’analyse du metteur en scène?

Dans le cas de Cristina, c’est sûr. Ce qui m’a fasciné en l’observant travailler, c’est que ce n’est pas seulement quelqu’un qui souffle quand le comédien oublie. C’est bien plus que ça. C’est une personne qui travaille l’apprentissage par cœur avec le comédien, qui s’adapte à la respiration, aux pauses, aux besoins spécifiques. Le souffleur devient alors le confident et le secrétaire de toute la troupe. C’est aussi la personne qui met le texte en page à l’intention des comédiens, qui l’adapte même dans son format graphique pour qu’il soit le plus propice à la manipulation des artistes pendant les répétitions. C’est quelqu’un qui relit sans cesse le texte, sans l’apprendre par cœur, un des secrets du souffleur qui ne fait jamais confiance à la mémoire. Et en lisant beaucoup, plus que le metteur en scène et que l’auteur parfois, elle trouve sans cesse des erreurs de traduction, de syntaxe ou d’orthographe.

Pour la nouvelle création que je prépare à Lisbonne, je suis sûr que chaque jour où je lui enverrai un texte à préparer pour la prochaine répétition, elle arrivera avec plusieurs suggestions de correction. Dans ce sens-là, c’est aussi quelqu’un qui sait dire: «écoute, est-ce que tu veux vraiment écrire cela?», ou, «cela ne sonne-t-il pas un peu étrange, non?». Des partages très beaux lorsqu’on est metteur en scène ou un écrivain qui aime que le texte se place parfaitement dans la bouche des comédiens. D’ailleurs l’ultime secret de Cristina est qu’elle écrit tous les événements de la répétition, tant sur les mots que sur les postures. C’est une observatrice méticuleuse dont l’action génère beaucoup de confiance dans la création d’un spectacle.

 

 

Connaissant votre goût pour l’écriture de plateau et les grands classiques de théâtre, de quelle manière avez-vous composé Sopro?

Je n’ai pas différé de la manière dont j’ai écrit mes pièces ces dernières années: j’arrive avec l’idée, résumée sur quelques pages, puis nous commençons à discuter et à essayer. A la fin de chaque matinée je dois avoir écrit un peu plus, une, deux, trois pages, que j’amène à la répétition de l’après-midi et ainsi de suite. Pour Sopro, pendant l’après-midi, plus que de lire, on écoutait les histoires de Cristina, parce qu’à chaque fois que j’écrivais une scène, Cristina me disait: «cela me rappelle cette personne-là en telle année dans telle pièce» et le matin d’après, j’écrivais une nouvelle scène où je faisais apparaître des morceaux de ses histoires. Jamais dans le sens rigoureux du théâtre documentaire, mais plutôt en essayant de construire une fiction nourrie par ces histoires. Au bout d’un moment, nous nous sommes rendu compte que cela s’organisait dans un système: une anecdote amène irrémédiablement une scène de théâtre, qui nous amène à une autre histoire, qui elle nous emmène sur une autre pièce, etc.

Et quand on raconte tout ça, il y a des personnages de fiction, des textes, des pièces, et à un moment donné, on se dit qu’on ne peut pas raconter ces histoires de souffleuse sans montrer également du théâtre. Parce que pour quelqu’un qui habite le théâtre depuis plus de quarante ans, les personnages fictionnels, comme Roméo et Juliette, se mélangent inévitablement aux acteurs qui les ont joués.

 

Propos recueillis par Alexandra Budde

 

Sopro de Tiago Rodrigues est à découvrir au Théâtre Forum Meyrin les 28 février et 1er mars 2019.

Renseignements et réservations au +41.22.989.34.34 ou sur le site www.forum-meyrin.ch

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