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Identités féminines flottantes

Publié le 10.04.2024

Dans l'adaptation théâtrale de Fabrice Huggler d'Autoportrait en vert, récit kaléidoscopique et polyphonique de la femme de lettres française Marie NDiaye, la mise en scène transcende les frontières du récit original pour embrasser une dimension viscérale et immersive. À voir au Théâtre de Galpon (Genève), du 16 au 28 avril.

Plus qu'une couleur, le vert devient un prisme à travers lequel les émotions et les récits s'entrelacent et se dévoilent. Forte d’une distribution composée de sept comédiennes d’exception aux âges et parcours contrastés, la pièce met en lumière la complexité de l'identité féminine à travers des performances qui oscillent entre force et vulnérabilité.

L'une des thématiques essentielles de ce récit fragmentaire est la transformation. Dans ce tableau des métamorphoses identitaires, la couleur verte incarne à la fois la croissance et le déclin, reflétant les cycles de la vie et la nature changeante de l'identité. Chacune des actrices apporte sa singularité au projet, enrichissant ainsi la notion du «féminin» explorée par l’écrivaine saluée par les Prix Goncourt et Femina, tout en interrogeant sur la multiplicité des perspectives et des identités mise en jeu.

Le public, lui, est convié à se muer en un véritable partenaire d'écoute, voire de contemplation, amplifiant l'impact de l'œuvre. Cette adaptation invite à réfléchir sur la nature fluide de l'existence, les cycles de la vie et la permanence du changement, fidèle à l'esprit de l'œuvre de Marie NDiaye.

Autoportrait en vert bivouaque à la lisière entre l'autobiographie, le roman et la poésie, offrant une exploration profonde de la mémoire, de l'identité et de la perception. Rencontre avec Fabrice Huggler.



Quel est le sens de votre adaptation du récit signé Marie Ndiaye?

Fabrice Huggler: Autoportrait en vert est une œuvre complexe et fascinante qui défie les catégories littéraires traditionnelles. Elle peut être envisagée notamment comme une exploration introspective qui utilise la couleur verte comme fil conducteur pour relier diverses expériences et personnes dans la vie de la narratrice qui est parfois comme un double décalé de l'auteure. De fait, des femmes en vert croisent le chemin de la narratrice: amies réelles ou non, mère, belle-mère et institutrice parmi d’autres figures.

J’ai souhaité préserver l’univers du conte qui baigne le roman et le porter vers l’oralité. Le terme d’autoportrait suggère à la fois une forme littéraire, celle de l’autobiographie voire de l’autofiction et le portrait de soi au sens pictural, mais surtout photographique. Dans la pièce, l’histoire est ainsi transmise oralement par les comédiennes. Chacune est simultanément conteuse, personnage et narratrice aux nombreuses facettes.



L’autoportrait a donc été un fil rouge dans cette création.

Assurément. Dès les débuts, le travail avec les comédiennes s’est orienté dans cette direction culminant dans une scène au terme de la pièce qui joue du photographique et de l’autoportrait comme genre. Tout le récit de Marie Ndiaye est ponctué de photos issues de sa propre collection probablement composée d’images chinées aux Puces.

Elle se recrée un monde à partir de photos non-autobiographiques dessinant ici une famille, là plusieurs facettes d’elle-même. Le récit développe une polyphonie entre elle et les Autres. Le passage par ces Autres féminins lui permet de se questionner elle-même. Pour les figures masculines - (mari, père, grand-père, fils), «il est significatif que les personnages masculins disparaissent du récit lorsqu’ils ne sont plus utiles à l’établissement d’un portrait d’une femme», selon Virginie Darriet-Féréol, Docteure en littérature française.

Ceci dit, l’auteure précise que son imaginaire tourne continûment autour de la mise en scène d’une énigme: «Je m’intéresse à la façon dont les protagonistes vont vivre autour, et au cœur de ce mystère.»

La romancière cultive l’art des décrochages, du flou, de l’indéterminé en partant de réalités concrètes tel le repas de famille.

Plutôt que de fantastique ou de surréel, les œuvres de Marie NDiaye sont de l’ordre de la dé-réalité. C’est bien ici la réalité qui peut se décaler, se dérégler. Prenons l’exemple d’une photo a priori nette.

Subitement, par un léger mouvement, un bougé quasi-imperceptible, l’image devient floue. Et raconte autre chose. À mes yeux, la romancière ne pratique pas une écriture fantastique, mais bien du réel. Pour mémoire, Autoportrait en vert est le fruit d’une commande autour de l’autobiographie due à l’écrivaine et femme de radio française, Colette Fellous.





Qu’est-ce que cela implique?

On aurait pu s’attendre à ce que Marie NDiaye réponde par une autobiographie. Elle répond avec un autoportrait dont le genre se rattache d’abord à la peinture puis à l’histoire de la photographie. Grâce à un jeu de reflets flottants, cela fait profondément écho à cette idée de dé-réalité.

Il y a une temporalité kaléidoscopique, brisée, incertaine autour d’apparitions féminines.

En fait, la chronologie des situations et événements ne semble pas intéresser l’écrivaine qui se plait à brouiller les pistes au gré des naissances successives abordées par la narratrice. Marie NDiaye imagine et dresse des autoportraits possiblement d’elle-même.

Cette temporalité singulière accompagne l’apparition de ces femmes en vert qui entrent dans la vie de la narratrice avant de disparaitre. Cette narratrice affirme ne pas les choisir. La quintessence des femmes en vert serait alors le personnage de la mère. L’histoire débute ainsi par la femme au bananier, se poursuivant par la femme d’Ivan qui après s’être pendue, ressuscitera.

Ou plus exactement, elle réapparaîtra libérée de sa famille. Enfin, il y a la belle-mère ainsi que d’autres personnages secondaires évoqués





Il est aussi question d’enfants et de personnages principaux...

À un âge inattendu, la mère mettra au monde celle qui deviendra la demi-sœur de la narratrice. Ce personnage reviendra frapper à sa porte comme une femme en vert. D’où une forme de litanie, d’obsession, de leitmotiv au sens musical à l’œuvre.

Du coup, la chronologie des événements est d’une importance toute relative et ténue autour de quatre portraits dépeints et personnages principaux. Significativement, l’histoire débute en compagnie de la narratrice évoquant ses quatre enfants rejoint bientôt par un cinquième.

Elle entretient avec ses enfants un rapport positif se développant dans la connivence, l’échange. Touchée par leur naïveté en les interrogeant sur la présence d’une figure sous un bananier, elle attend de ses enfants le fait de dire précisément ce qui est vu et ressenti.

Pour la scénographie.

Le rôle de l’espace visuel créé est d’englober le public et les conteuses. Pratiquement, nous avons imaginé un second volume à l’intérieur du volume formé par le Théâtre du Galpon qui jouxte l’Arve, rappelant la Garonne d’Autoportrait en vert jusque dans ses débordements. Cet espace de l’intime vise à renforcer la démultiplication du je chère à Marie NDiaye, les comédiennes se relayant pour passer le récit.

L’une des dimensions qui vous est chère dans ce récit?

L’auteure questionne l’essence féminine au sens large du terme. Ceci d’abord à travers un fleuve, la Garonne en crue qui fait peser une sourde menace sur son environnement immédiat et les protagonistes de l’histoire. Comme elle l’écrit, «il ne fait de doute pour personne ici que la Garonne est d'essence féminine. Ce soir elle est brune, lourde, comme bombée.»

Au gré de son œuvre, l’interrogation et l’exploration du «féminin» met à mal les clichés archaïques et les subvertit. À l’inverse, elle propose un panachage de personnages féminins à travers la prolifération du je.

Propos recueillis par Bertrand Tappolet


Autoportrait en vert
Du 16 au 28 avril au Théâtre du Galpon, Genève

Un spectacle de Fabrice Huggler, d'après Marie NDiaye
Laure-Isabelle Blanchet, Céline Bolomey, Mélissa Catoquessa, Nathalie Cuenet, Rachel Gordy, Viva Sanchez Reinoso, Lucie Zelger

Informations, réservations:
https://galpon.ch/spectacle/autoportrait-en-vert