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Gulliver ou la fin d’un monde

Publié le 08.06.2022

À la Comédie de Genève du 9 au 10 juin, Gulliver, le voyage librement inspiré de l’un des chapitres du récit de Jonathan Swift se révèle un conte poétique et philosophique, fantaisiste et métaphysique brassant des thématiques de société. Elles n’ont rien perdu de leur acuïté: inégalités, dictature d’élus détenant le savoir pour «améliorer la condition humaine», interrogation sur la normalité, transhumanisme, finitude et immortalité.

L’originalité? L’univers fantasque, extravagant et satirique de l’auteur irlandais se décline en une version tour à tour burlesque et grave. Les univers insulaires de la fable y flottent ou glissent merveilleusement dans l’espace. Un bal perdu se déplie douloureusement dans l’éternité, faisant doucement tourner les Immortels en duo. Cet étonnant objet scénique est réalisé avec les comédiennes et comédiens «en situation de handicap» de la compagnie Catalyse. Les interprètes cosignent, aux côtés de Jean-François Auguste, cette version tendant à révéler à travers l’Absurde certains travers et préjugé de notre temps. Rencontre avec Madeleine Louarn, qui monte avec Jean-François Auguste, cette décapante et inventive allégorie sociale.



Comme avez-vous rencontré Les Voyages de Gulliver?

Madeleine Louarn: J’avais déjà mis en scène l’un des voyages de Gulliver, celui au pays des Houyhnhnms et des Yahoos. Une contrée peuplée de chevaux intelligents dominant les Yahoos, animaux repoussants qui sont en réalité des humains. De Swift, je connaissais moins le chapitre adapté pour le spectacle.

À mes yeux, il s’agit d’une mosaïque ou condensé de ce que l’auteur a toujours écrit et réfléchit sa vie durant. Une sorte de récapitulatif de ses propres obsessions. L’histoire s’ouvre sur le risque d’explosion du soleil par une comète et la destruction de la Terre. Cela nous a semblé résonner avec notre aujourd’hui si marqué par le changement climatique et cette nature qui se rappelle à nous. C’est un texte portant sur la fin du monde. Et comment faire pour se confronter à cette finitude.



Le tyran royal insulaire de l’histoire se prend pour Jupiter. On est donc aussi en Macronie ?

Jean-Claude Pouliquen, l’un des auteurs du texte, est marqué par une fascination pour les mythologies grecque et latine. Je ne sais s’il a pensé initialement au président français autoproclamé jupitérien, mais nous nous sommes servis de cette référence.

Dans les textes de Swift choisis au sein du troisième chapitre de ses Voyages de Gulliver, la question de la gouvernance et la manière dont s’organise la vie entre les humains, qui dessinent un ordre social ensemble ou en opposition, est une idée qui fut toujours chère à l’auteur. Cet essayiste, pamphlétaire, journaliste et clerc était ainsi fort impliqué dans la politique de son temps. Il faisait figure d’une plume au vitriol, un satiriste redouté sous le règne d’Anne (Reine de 1702 à 1714, ndr). On peut songer à l’esprit du Canard enchaîné de nos jours.


Le fond politique est important.

De multiples passages chez l’écrivain anglo-irlandais s’intéressent à voir comment rendre les hommes plus intelligents. De fait, de nombreuses décisions prises puis mises en actes sont critiquées. Cela jusqu’à l’Absurde. Pour faire resurgir les réalités de son époque. En 1729, il écrit Modeste proposition sur les enfants pauvres d’Irlande, un pamphlet satirique provocateur afin de protester contre la misère qui minait l’Irlande sous domination anglaise. Il proposait de résoudre ce problème par la dévoration des enfants accompagnée d’une série de recettes de cuisine pour accommoder les bébés afin d’éviter la famine. C’était cruel. Mais voici aussi une manière terrible de dénoncer la stupidité des décisions prises. (Selon Swift, les Irlandais regarderaient «comme un grand bonheur d’avoir été vendus pour être mangés à l’âge d’un an et d’avoir évité par là toute une série d’infortunes par lesquelles ils sont passés et l’oppression des propriétaires», ndr).

Comment abordez-vous ce récit?

Certains avancent que Swift serait le plus grand démineur des utopies. Je pense que c’est vrai. Il a un sens inné de la dénonciation de nos stupidités renouvelées tout en songeant que le monde idéal, en supposant qu’il soit souhaité, serait forcément une dictature. Il est très corrosif sur ce terrain.

Et nous avons beaucoup travaillé à ce propos avec les acteurs et actrices. À savoir, que serait un monde un peu meilleur. On voit bien qu’aujourd’hui, entre les gens, la manière la plus pertinente de s’entendre est une question compliquée.





Gulliver est ici une candide et intrépide héroïne.

Nous avons voulu que Gulliver soit interprété par une comédienne, Manon Carpentier, qui est arrivée à Catalyse en septembre 2017. Il y a sa fraîcheur, son dynamisme, l’enthousiasme à découvrir de nouvelles choses, son insatiable curiosité aussi. Elle est une sorte d’aventurière, d’Indiana Jones au féminin traversant des mondes inconnus. Avec toute la candeur associée à la découverte.

Au fil des répétitions, nous avons travaillé avec elle, tels des peintres, en ajoutant des couches. Des points de repères sont d’abord fixés au cœur des scènes. Entrant progressivement dans la pièce, l’actrice en vient à s’approprier un certain nombre d’attitude, de gestes et d’expressions. Il existe maintenant une grande liberté chez elle, qui s’est affirmée progressivement - Manon Carpentier est l’une des trop rares actrices dites «en situation de handicap» à avoir participé à un film, Les Enfants d’Isadora de Daniel Manivel, sur la danse, le deuil, l’absence et l’amour, prix de la mise en scène à Locarno en 2019, ndr.

Sur le choix scénographique de présenter les différents univers de la pièce sur des plateaux roulants.

Il existe quatre lieux dans la pièce - les îles de Laputa, Lagado, Glubdubdribb et Luggnagg. Parmi elles, représenter une île volante a pu se réaliser grâce aux contributions croisées de l’éclairagiste Mana Gautier et d’Hélène Delprat à la scénographie.

Du coup, les objets présents sur scène se transforment au fur et à mesure. Ils sont souvent réutilisés, hors la fin, où un drap blanc est convoqué. Ainsi le premier acte pose une île flottant dans l’espace, le second découvre un laboratoire, le troisième, un jardin. Et le dernier a imaginé une maison des pauvres Immortels.

Ce dernier acte voit une danse d’inspiration bauschienne.

L’épisode pose la question de savoir de quelle manière un corps âgé de plusieurs milliers d’années peut vivre éternellement. Il s’agit d’Immortels ayant oublié de demander la jeunesse éternelle. Tombant en lambeaux, ils vont ainsi de Charybde en Scylla (de mal en pis, ndr) au gré d’une vieillesse silencieuse et sans fin.

À cette occasion, nous voulions que la cruauté du tableau soit compensée par une dimension proche du ridicule et du désuet. En marge de la réalité effrayante de ces corps décatis, se développe ainsi une certaine tendresse, voire un rire plus grave, puisque la mort est évoquée. La dernière phrase dite par Jean-Claude Jean-Claude Pouliquen, «Merci d’être mort» est tirée d’un poème signé Christophe Tarkos qui fut très inspirant à la première écoute.





Comment ressentez-vous la dénomination, «personne en situation de handicap»?

Dans la perception de ce qui diffère, il existe fondamentalement quelque chose que l’on ne comprend pas. Et cette incompréhension, on la met sur le dos des autres. Souvent, il y a l’idée que ces personnes ne comprennent pas et font n’importe quoi. Or le problème de «la situation», c’est bien souvent nous. Je crois que ce que nous essayons avec Jean-François Auguste de restituer est l’existence d’un champ des possible, qui pour l’heure nous échappe complètement. Dont une qualité de présence au temps scénique.

Mais encore…

Nous sommes souvent incapables de percevoir toute l’étendue d’un monde qui ne nous advient pas. C’est pour cela que l’écriture d’acteurs et actrices dont un certains ne peuvent ni lire ou écrire est importante pour Jean-François Auguste et moi. Tout d’un coup, elle dévoile des dimensions expressives pertinentes, une sensibilité, une poésie et une audace que les gens ne devinent même pas.

Comment peuvent-ils imaginer que des pensées aussi riches peuvent exister chez des êtres considérés comme vulnérables et ayant à priori quelques difficultés à coller à notre monde. Comme le dit le poète Fernand Deligny, qui a travaillé dans les années 70 avec des enfants autistes, «Vous ne savez pas qu’un canard sait nager, si vous ne le mettez jamais devant la mare.» Et nous, ce que nous faisons, c’est de chercher une mare, en tâtonnant à chaque fois.

Propos recueillis par Michel Vuille


Gulliver, le voyage
D'après Jonathan Swift

Madeleine Louarn et Jean-François Auguste, mise en scène
Avec Pierre Chevallier et l’Atelier Catalyse: Manon Carpentier, Jean-Claude Pouliquen, Tristan Cantin, Christelle Podeur, Guillaume Drouadaine, Sylvain Robic, Emilio Le Tareau

Informations, réservations:
https://www.comedie.ch/fr/programme/spectacles/gulliver-le-dernier-voyage