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Frankenstein dans le texte au Grütli

Publié le 29.11.2016

 

Œuvre emblématique de la littérature gothique, Frankenstein ou le Prométhée moderne a souvent été éclipsé par ses dérivés postérieurs, à commencer par la version cinématographique de James Whale en 1931. Il en découle un certain nombre d’a priori et de méconnaissances au sujet du texte de Mary Shelley. Si certains confondent encore Victor Frankenstein avec sa Créature, d'autres ignorent que le savant fou est "citoyen de la République de Genève". Mary Shelley a en effet choisi de planter les racines de son personnage dans la Cité où elle passe l'été 1816 en compagnie de sa belle-sœur, son futur mari Percy Shelley, Lord Byron et John Polidori. Un soir, les jeunes gens se lancent le défi de rédiger chacun une histoire fantastique. De ce concours jaillissent deux œuvres majeures, Le Vampire et Frankenstein.

C’est pour clarifier ces flous autour du mythe de Frankenstein que le comédien et metteur en scène Olivier Lafrance a voulu proposer sa version. Frankenstein, morceaux choisis - qui est à découvrir au Théâtre du Grütli à Genève du 4 au 24 décembre 2016 - a l’ambition de revenir au texte initial de Mary Shelley dans sa version de 1818 et de rappeler l’ancrage genevois du roman: "Mary Shelley a fait un cadeau à Genève, et je me réjouis que les gens le reçoivent, qu’ils se disent que Frankenstein est à nous parce qu’on nous l’a donné, comme Bram Stoker a donné Dracula aux Roumains."

Le comédien Adrian Philip endossera le costume de la Créature sur lequel a collaboré le dessinateur John Howe, bien connu pour sa participation à la trilogie du Seigneur des Anneaux sous la direction de Peter Jackson. Frankenstein, morceaux choisis est un projet d’envergure qui s’inscrit tant dans la commémoration du bicentenaire de la publication du roman que dans le parcours artistique d’Olivier Lafrance. Rencontre.

 

 

Quelles ont été les étapes de la réalisation du projet?

Le projet a des racines très anciennes. On peut le ramener à la découverte du livre, j’avais quinze ans quand j'ai lu Frankenstein et cette œuvre ne m'a jamais quitté en termes d'objet de réflexion. Le projet théâtral remonte à 2010 lorsque, travaillant pour une compagnie qui cherchait à créer de petites formes théâtrales, j'ai réalisé une première version du montage que j'utilise encore aujourd'hui. C'était une version très basique, une lecture en jeu avec deux comédiens et une musicienne. Nous avons repris ce dispositif en 2011 à la Cave dans la vieille ville de Genève, en l'augmentant de passages réellement joués avec une petite mise en scène et des effets de sons. Nous avons rajouté de la chair autour du squelette. En 2014 pour la Nuit des Musées, nous sommes réellement passés à la mise en scène avec texte appris, costumes, maquillage pour une représentation à minuit dans la Maison de Rousseau et de la Littérature. Il y a aussi eu un changement de comédien, Adrian Philip a remplacé Julien Tsongas dans le rôle de la Créature. Comme Adrian fait deux mètres, on se rapproche du rapport graphique de la Créature. Et en 2016, j'arrive à la véritable création du spectacle sur une scène de théâtre. Depuis le début, ce qui m’intéresse, c'est qu'on redécouvre la vraie histoire de Frankenstein, de revenir au roman, à la source, et qu'on entende la langue et le texte de Mary Shelley dans sa première version de 1818. Il reste encore une étape à franchir avec ce montage: le jouer en Angleterre et dans la langue originale.

 

Comment le dessinateur John Howe a-t-il été intégré au projet?

Par une connaissance commune qui est responsable de l'association des amis de Victor Frankenstein. Nous nous sommes rencontrés les trois à l'été 2015 et j'ai proposé à John de réaliser le design de la Créature, ce qu'il a très vite accepté pour deux raisons. La première, c’est le fait que j'aie à cœur de revenir à l’œuvre et non de l'adapter. Il y a ensuite l'intérêt de travailler pour le théâtre, de faire du design pour un objet non cinématographique. Au théâtre, la contrainte est le temps de la représentation, il s'agit de créer des costumes pour une créature qu'on va pouvoir recréer dans un temps réel. Au niveau du maquillage ou des prothèses, il faut trouver quelque chose de fonctionnel et d'expressif. Ce challenge lui parlait.

 

Quelles sont les particularités de votre montage?

Il est évident que, sur un peu moins de deux heures, je ne peux pas proposer un roman de quatre cent pages. Je me suis concentré sur le trajet de Victor et de la Créature. La vraie innovation de Mary Shelley, c'est Victor et la Créature en terme de personnages. Ils vont par la suite muter en toute une série d'avatars, Jekyll et Hyde, le savant et Hulk, mais ces personnages n'ont jamais existé avant et n'existent plus après tels qu'ils sont présentés dans le roman. Le montage que j'ai réalisé permet une traversée homogène et complète au niveau de l'action mais avec un effet de loupe sur Victor et la Créature. Ensuite, il y a l’adresse directe que permet le type de narration de Frankenstein, celui du discours direct qui est très utilisé dans les romans de la fin du XVIIIe et du XIXe siècles. Le texte est écrit à la première personne puisqu'il s'agit de témoignages imbriqués. La clé de déverrouillage de l'œuvre a consisté à faire un escamotage de l'introduction du capitaine Walton dont la place est prise par le public. Le public fait entièrement partie de l'histoire et prend différentes valeurs, interlocuteur, personnage ou décor. On repousse ainsi le quatrième mur derrière le public. On ne va pas jouer avec lui, il n'y aura pas de participation forcée, mais on réserve quelques surprises. On jouera dans la petite salle du Grütli, mon ambition est de réaliser un grand spectacle intimiste.

 

 

Les trois personnages féminins - Elizabeth, le Corps, le Cri, sont muets, pour quelles raisons?

Ces rôles sont certes muets mais parlants. Par exemple, pour Elizabeth, c'est la musique qui va la prendre en charge. Il faut saisir une chose: dans tout spectacle, il y a une appropriation de l’œuvre avec des partis pris, une vision qui est la mienne. Mais j'ai à cœur de respecter le texte et j'ai trouvé dans un certain nombre d'analyses des confirmations de mes intuitions. Mary Shelley était la fille d'une grande féministe anglaise, elle a été influencée par les Lumières, elle baignait dans une éducation extrêmement avancée pour l'époque. Avec Frankenstein, elle dénonce la folie des hommes, des mâles. Frankenstein et la Créature sont des "mâles alpha": puissance, pulsion de mort, volonté de créer ex nihilo et de contrôler la matière. La grande intelligence de Mary Shelley, que je m'efforce de montrer au travers des personnages féminins, est qu'elle ne pratique pas une dénonciation frontale, à la manière de Germaine de Staël ou Olympe de Gouges. Elle ne met pas les personnages féminins en avant. Elle applique, tout en jouant avec, les codes gothiques et cela porte son message beaucoup plus loin. En laissant Victor et la Créature à la face du monde, elle expose leur folie et est dans la démonstration par l'exemple. Quand on est dans la recherche du secret, de la gloire, du pouvoir, de la maîtrise du monde, on ne récolte que la solitude et la mort. Ce que j'apprécie, c'est qu'elle ne pose pas une supériorité d'un sexe sur l'autre, mais on comprend bien que c'est justement l'absence des femmes ou de sensibilité féminine qui crée ce déséquilibre. On n'est pas dans une guerre des sexes, mais dans le regard d'une femme sur les hommes.

 

Adrian Philip a suivi un entraînement spécial pour le rôle de la Créature…

Adrian Philip possède un outil, son corps, qui est déjà impressionnant par sa taille et son poids, mais je voulais y aller à fond. Le film de 1931 a remis les compteurs à zéro en termes de représentation de la Créature, et je voulais créer une nouvelle empreinte visuelle en revenant au texte, soit une Créature qui fasse peur. Comment fait-on peur au théâtre? Il faut revenir à l'enfance, c’est-à-dire le costume, le déguisement mais aussi la masse. Et donc, j'ai demandé à Adrian de commencer un entraînement physique axé sur la prise de masse musculaire et de mouvement. Je lui acheté un abonnement à la Cage Academy à Carouge qui est une des premières salles en Suisse où il y a une cage d'arts martiaux mixtes, et Adrian a pu faire de la boxe dans un environnement professionnel. Il a très bien accepté cette demande, je ne la lui aurais pas imposée. Mais on va vraiment pouvoir retranscrire la force, la violence et la monstruosité de la Créature. J'aimerais qu'à la fin le public soit profondément ému malgré la laideur du personnage, comme s'il pleurait pour une créature fantastique, un orc.

 

Quel est votre lien avec Victor Frankenstein que vous interprétez?

Victor, c'est un très vieux compagnon de route. Tout acteur finit par développer des personnages objectifs, qui nous ont donné envie de faire ce métier et qu’on espère rencontrer un jour. J'ai découvert ce personnage à la lecture du roman. Adolescent, je sortais pas mal à Genève et rentrais souvent à pied. J’ai des souvenirs forts de promenades nocturnes et plusieurs choses se sont associées en moi: Genève, la nuit, le secret, le lac… Je conçois vraiment très bien que Victor soit né à Genève. À cette époque, je me destinais professionnellement à l’écriture, et il y a quelque chose de très proche dans l'écriture et l'enthousiasme de Victor, créer des univers à partir de rien… J'ai des points communs avec lui, je peux le comprendre dans son processus créateur. Je ressens une forme d'association avec le personnage qui n'est pas une projection. Actuellement, je suis aussi en création, je "crée" ma créature, mais il y a une différence énorme: alors que tout chez Victor repose sur le secret de son savoir, le théâtre est d'abord un processus de partage.

 

Propos recueillis par Marie-Sophie Péclard

 

Frankenstein, morceaux choisis, une pièce mise en scène et avec Olivier Lafrance à découvrir à Genève au Théâtre du Grütli du 4 au 24 décembre.

Renseignements et réservations au +41.22.888.44.88 ou sur le site www.grutli.ch

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