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Faux jugement et peine capitale

Publié le 15.06.2016

 


Valentin Rossier a choisi la toute-puissance des mots de Friedrich Dürrenmatt pour inaugurer l’ouverture de sa 5ème année à la tête du Théâtre de l’Orangerie à Genève avec La panne. Ce huis clos rédigé en 1956 allie genre policier et réflexion philosophique sur fond d’humour noir. Adapté pour une pièce radiophonique en 1959, puis pour le théâtre en 1979, ce texte sera même porté à l’écran par Ettore Scola en 1972 avec le film La più bella serata della mia vita. Entretien avec Valentin Rossier, qui y assurera la mise en scène et le rôle d’Alfredo Traps, ce représentant en textile qui se verra offrir l’hospitalité d’un juge à la retraite et de ses amis: tous anciens procureur, avocat ou bourreau, qui ont pour habitude de refaire des procès célèbres autour d’une bonne table. Faites entrer l’accusé!

 

 

Pour ouvrir cette saison anniversaire du Théâtre de l’Orangerie, vous avez choisi Friedrich Dürrenmatt, un auteur que vous affectionnez particulièrement.

Grand écrivain, grand romancier, son style littéraire me séduit à chaque relecture et tout spécialement sa façon de le déployer dans La panne. Ecrite sous la forme d’un conte cruel, cette pièce met en évidence les innocents coupables et les coupables innocents, nous poussant à réfléchir sur la part de culpabilité de chaque homme. On sent à travers les mots choisis par Dürrenmatt que les erreurs judiciaires l’"amusaient" beaucoup.

Dürrenmatt était un drôle de personnage, un peu ours dans son rapport avec la société, au regard pourtant très aiguisé sur celle-ci. Je me souviens d’une jolie anecdote qui résume assez bien l’homme: Dürrenmatt était chez lui à Neuchâtel, quand son voisin est un jour venu se plaindre que le chien de l’auteur allait sans cesse dans son jardin. Sur quoi il lui avait répondu: «Mais s’il est dans votre jardin, parlez avec lui!».

 

Quel homme est cet Alfredo Traps, ce représentant en textile qui se laissera mener à l’échafaud en une soirée?

Alfredo Traps est le représentant de la petite humanité, mercantile, un homme qui s’est plié et se plie encore aux exigences sociales, c’est-à-dire de vivre pour travailler et de travailler pour vivre. Son procès est celui de la vanité humaine: on peut être ambitieux et ne pas avoir d’estime pour soi-même, ce qui est son cas. Carriériste, il a emprunté des chemins peu glorieux pour gravir les échelons au détriment de sa femme et de ses enfants. Opportuniste, il couche avec la femme de son patron, lequel, cardiaque, fait un infarctus en l’apprenant. Est-ce le reflet d’un crime adultère prémédité avec ingéniosité? Le procureur vantera le grand manipulateur pour mieux l’accuser et Traps, enorgueilli, se laissera prendre à ce jeu, y trouvant une dignité qu’il n’a jamais pu établir auparavant.

 

Parlez-nous de vos partenaires de jeu Armen Godel, Gilles Tschudi et Christian Gregori. Saviez-vous dès le départ qui d’eux jouerait le juge, l’avocat et le bourreau?

C’est très difficile de pouvoir expliquer de façon cohérente comment se déroule la distribution des rôles d’une pièce. Rencontre, circonstances et aléas de la vie sont autant de variables qui entrent dans ce choix. J’aime les comédiens aux fortes personnalités et c’est un vrai bonheur de travailler avec ces trois acteurs chevronnés aux styles différents, et le mélange de générations que nous offrons sur le plateau est très vivant. Je travaille avec les acteurs de la même manière qu’un collectif crée son objet théâtral sur le plateau: découvrir et éprouver les directions dans lesquelles nous pouvons aller avec les interprètes, mais en se tenant aux mots choisis d’un auteur. Je réunis les moyens pour offrir une structure de base au comédien que je laisse s’exprimer le plus possible, donnant peu de direction dans le décor que je nous choisis. D’ailleurs, je dis souvent que plus on donne d’indications de jeu à un acteur, plus on s’est trompé d’acteur.

 

 

Vous replacez cette pièce écrite en 1956 cinquante ans plus tard, aux Etats-Unis, où le texte reste insolent d’actualité.

Au départ je me suis effectivement inspiré de la peinture intitulée Nighthawks (Les Rôdeurs de nuit ou Oiseaux de nuit) de l’américain Edward Hopper ayant pour sujets la solitude et l’aliénation de l'individu dans la société américaine. Ce tableau montre un instantané de quatre personnes assises dans un diner (restaurant typique américain) de centre-ville, tard dans la nuit. L'atmosphère, sous un angle et un éclairage si particulier, semble tendue, dramatique et figée. La lecture de La panne m’a guidé vers cet univers kafkaïen dont j’ai souhaité m’emparer en donnant à ce conte une étrangeté à la David Lynch, replaçant l’action qui doit se passer dans un logement privé, dans un lieu de rencontre: un bar de motel. Mais le pays et la date à laquelle se déroule l’histoire n’ont finalement pas d’importance. Le théâtre doit nous permettre de rendre chaque texte intemporel, c’est là le vrai travail du metteur en scène. André Steiger disait que plus une pièce était ancienne, plus elle était contemporaine, car elle avait traversé le temps et continuait d’être jouée, ce qui prouvait d’autant plus sa contemporanéité.

 

L’auteur insiste sur les dangers de l'illusion de la représentation, du pouvoir et de la manipulation, que pensez-vous des théories conspirationnistes qui abreuvent l’Internet aujourd’hui?

Je n’y prête guère attention et je m’extirpe tant que possible de tous rapports avec le monde de l’Internet et plus particulièrement des plateformes sociales. J’ai envie de penser à autre chose que toutes ces informations distribuées à la vitesse de l’éclair dont m’abreuve ce medium chronophage qui est en train de nous submerger. Et le théâtre est le symbole de cette thématique humaine profonde des relations dans le monde réel. Il y a un très beau livre du philosophe Michel Serres là-dessus intitulé Petite Poucette (2012): on parle toujours de la crise économique, mais la vraie crise est liée à l’informatique et au changement de vie radical que vit l’humanité du fait de cette invention, cumulée à une espérance de vie multipliée par trois depuis le début du siècle. On doit apprendre à vivre avec les infinies possibilités que peut offrir la Toile d’un point de vue éducatif par exemple, mais l’outil de manipulation qu’Internet représente reste un réel danger.

 

Propos recueillis par Alexandra Budde

 

La panne, de Friedrich Dürrenmatt mis en scène par Valentin Rossier au Théâtre de l’Orangerie à Genève du 21 juin au 10 juillet 2016.

Renseignements et réservations au +41.22.700.93.63 ou sur le site www.theatreorangerie.ch

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