Faire choralités et solitudes
Colossus pose d’abord une communauté de corps étendus en cercle tel l’iris d’un immense œil. Des vagues de mouvements évoquant une pupille respirante s’ouvrent et se ferment. Puis une danseuse se dégage au centre du motif solaire ou corallien. Voyez-là maintenant tournoyer en animant les corps de la communauté d’un geste, telle une cheffe d’orchestre. Mais elle se révèlera bien vitre engloutie par la masse. Se dessine aussi ponctuellement une forme de révolte à travers une transe pulsionnelle. Rencontre avec la chorégraphe Stephanie Lake.
Votre désir initial pour Colossus?
Stephanie Lake: Il s’agit d’une combinaison de centres d’intérêt présents depuis mes débuts chorégraphiques il y a vingt ans. À la base, on trouve l’idée maîtresse de confrontation d’une individualité à un groupe - masse, essaim, nuée ou communauté. Et le désir de chorégraphier pour des distributions étendues m’habitent depuis plusieurs décennies.
Deux fascinations s’y déploient. L’une touche à une interrogation sur ce qui se déroule au sein d’un groupe élargi ou d’une masse de danseuses et danseurs devant collaborer. Nous pouvons ainsi y relever des formes de coopération. Mais aussi des myriades de tensions, tiraillements et dissensus. Au-delà des déplacements, décentrements et rejets, il y a cette extraordinaire force découlant d’une action commune et collective.
L’autre fascination touche à l’individu. Quel est le statut d’être sa propre personne en relation avec le groupe au plateau et au-delà en lien avec tant de gens d’une humanité commune à travers le monde? Il s’agit donc, d’une part, d’une réflexion et variation sur le mode de fonctionnement d’une société. Et d’une plongée dans l’intimité et l’individualité à l’œuvre dans le travail, de l’autre.
Je cherche donc à dévoiler l’espace du dedans des interprètes. Qui ne restent ainsi pas à l’état d’abstractions graphiques et mouvementistes. Au-delà des mouvements repris en canon ou choralité, je souhaite que l’on puisse percevoir leur être.
Dans le processus de transmission de la pièce à de nouveaux danseurs et danseuses, la respiration est amplement évoquée. Elle joue un rôle central dans le fait de se voir mutuellement car la pièce ne fonctionne que si le groupe ne devient qu’un seul corps. Cette scène d’ouverture me semble participer d’une perspective utopique voyant les personnes n’exister individuellement qu’en s’intégrant dans un organisme commun. Que l’on songe à une anémone de mer, une fleur ou la forme d’une vague.
Ce que nous essayons d’accomplir? Ne former plus qu’un seul cerveau, une image unique, voire une sorte d’intelligence dansée partagée. Ensuite, une individualité surgit révélant notamment les tensions inhérentes au groupe.
La main peut se révéler le membre le plus expressif du corps humain en termes de communication. Lorsque nous discutons, nous utilisons essentiellement les mains et les expressions du visage pour nous connecter.
Toutes mes créations chorégraphiques offrent possiblement un travail dans le détail sur les mains. C’est d’abord la gestuelle et le grotesque témoignant d’une agitation fébrile. Il y a aussi l’horreur sous-jacente à un corps en venant presque à s’auto-agresser. Plus généralement, j’apprécie l’humour et le burlesque présents dans cette scène.
C’est la mienne, mais déformée. Cette voix dit aux interprètes les tâches à accomplir. De manière humoristique, décalée, elle rappelle l’école obligatoire ou celle de danse. Ce moment est né d’expérimentations menées en studio. Il y avait ce tableau sous forme d’une photo de classe et ses personnages alignés en rangs successifs.
J’étais alors placée face aux interprètes, leur donnant en temps réel directions et indications (mains lentes, mains qui grandissent sur votre visage…). Cela se déroulait en temps réel comme au cœur d’un tableau vivant et mouvant. Le compositeur enregistra cette session de répétition. Nous fîmes ensuite de cette voix humaine quelque chose de légèrement plus robotique et technologique. Je pense que ce moment apporte une dimension pertinente pour réfléchir sur le contrôle, l’obéissance et la conformité dans la réalité d’exécuter ce qui est intimé.
Cette idée de contrôle me fascine littéralement. Que ce contrôle soit interne avec son propre corps. Ou qu’il se traduise par la présence d’une force extérieure vous manipulant. Dans quelle mesure nos actes ou mouvements peuvent être autonomes ou se révéler dirigés? Penser par soi-même est-il essentiellement le reflet d’une éducation, un milieu social voire un ensemble de croyances religieuses ou laïques?
Ce sont des questions auxquelles je reviens sans cesse. À mon sens, la danse peut transmettre et illustrer à merveille ces enjeux. Je suis profondément attirée par ces dimensions comme tâches et actions chorégraphiques qui se manifestent différemment à chaque création.
Assurément. Il s’agit de dynamiques à l’œuvre lorsque la masse des interprètes se scinde. La personne rejoint-elle une partie du collectif suite à un choix autonome? Ou a-t-elle été colonisée par l’une des parties de la communauté? De même par rapport aux indications du leader, la conformité au mouvement demandé est-elle une soumission volontaire ou une contrainte?
L’idée maîtresse de la pièce reste la manière dont s’organise un collectif. Si un pouvoir autoritaire s’affirme de manière éphémère, il est rapidement écrasé par un autre qui lui succède. Et ainsi de suite. C’est à l’image d’un système auto-organisé en continu si prompt à faire bouillonner de nouveaux pouvoirs. Mais tout a une fin.
Cela fait vraiment partie du processus de travail. Il s’agit d’interprètes parfois en fin de formation et confrontés à l’incertitude, au précipice que peut représenter le passage à la vie professionnelle. Un moment rendu d’autant plus périlleux à l’époque du Covid et des crises.
Pour ces interprètes, faire partie de ce travail réfléchissant autour du groupe et de l’individu lui faisant face lors d’un moment de bascule dans leur parcours de vie est une réalité, artistique et vitale, incroyablement singulière. J’espère que cette expérience leur sera une source d’inspiration afin de persévérer dans la danse comme métier.
Naturellement. Colossus bénéficie d’une cinquantaine de danseurs et danseuses qui se connaissent souvent mutuellement. Nous partons donc d’une synchronicité déjà présente parmi les interprètes tout en ne disposant que de quinze jours à plein temps pour les répétitions avant le passage à la scène. C’est un exercice de transmission et d’apprentissage véloce et intensif.
Mais il existe aussi pour certaines versions de la pièce, des danseurs et danseuses d’origines chorégraphiques diverses: hip-hop, danse indigène ou contemporaine, ballet… À mes yeux, les imperfections et accidents dans l’exécution d’un mouvement ont une part essentielle dans le succès de ce travail. Nous percevons ainsi les efforts déployés de personnes faisant ensemble des découvertes en temps réel au plateau.
Colossus
Du 9 au 11 février à la Salle du Lignon, Vernier
Stephanie Lake, chorégraphie
Ballet Junior de Genève
Informations, réservations:
https://www.vernier.ch/fr/actualites/evenements/welcome.php?action=showevent&event_id=5128144
En coproduction avec le Festival Antigel et Ballet Junior de Genève