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Emma et Charles Bovary scénographiés

Publié le 21.04.2022

En leur cuisine, un trio d’acteurs.trices échange autour du magnum opus de Gustave Flaubert, Madame Bovary. Pour Les Bovary, la compagnie Les Fondateurs a dessiné des scénarios virtuels pour la peinture d’un univers ordinaire tiraillé entre l’idéal et la banalité. A découvrir du 28 avril au 7 mai à La Comédie.

Pour Maupassant, on jurerait dans ce roman de «la vie elle-même» que «les objets aussi surgissaient devant le lecteur à mesure que les évoquait une puissance invisible, cachée on ne sait où.» Dès lors, cette création n’oublie pas de refigurer Charles Bovary, qui, s’il est souvent associé à la médiocrité faite homme sans qualités n’en est pas moins mari attentionné et aimant. L’architecture flaubertienne de la scène est si accomplie mêlant dialogue, narration, description selon des angles de vue multiples, que sa transposition dramaturgique semble devoir rester à l’état de plans tirés sur l’imaginaire.
Nos refondateurs du roman sont donc bientôt atteints du vertige croissant qui saisit Emma Bovary dont le suicide à l’arsenic, seul acte authentique de sa brève existence, est annoncé dès l’ouverture. A la manière de figures chères au burlesque, les protagonistes évoluent dans un laboratoire de la bricole aux allures de théâtre ludique. Rencontre avec Julien Basler et Zoé Cadotsch, chevilles ouvrières des Fondateurs.


Dans la caricature de certaines conventions, existe-t-il des parallèles entre l’œuvre flaubertienne et celle de Molière?

Julien Basler et Zoé Cadotsch: Assurément. Mais il nous semble plus pertinent d’évoquer ici le Dom Juan de Molière sur lequel nous avons travaillé et monté avec Le Tartuffe en 2020 à La Comédie, dans une volonté de revisiter des classiques. D’une création à l’autre, la construction d’un décor reste toujours le pivot dramaturgique privilégié par les Fondateurs. Nous avons l’impression que tant Emma Bovary que Dom Juan cherchent sans cesse une forme de liberté. Sans la trouver. La figure de Dom Juan s’enferme alors dans cette quête impossible. Jusqu’à y tourner en rond. Avant d’aller vers la mort.

Quant à elle, Emma se retrouve piégée dans le labyrinthe de la vie insupportable de médiocrité de la bourgeoisie rurale de Yonville-l’Abbaye, gros bourg où son mari a décidé de s’installer. Tentant de s’extraire, voire de se libérer, d’une situation sans issue, elle en meurt par empoisonnement. Elle est suivie dans la mort par son mari, officier de santé, un personnage touchant et désespéré.



Comment avez-vous travaillé?

A partir d’improvisations en reprenant surtout des dialogues du livre. Mais sans narrateur et voix off. Les Bovary des Fondateurs est une création théâtrale à partir de Madame Bovary avec pour mission de raconter l’histoire à des néophyte. Ceci en pouvant compter sur la précieuse contribution de la dramaturge Virginie Schell.

Comme nous abordons le roman sous l’angle de descriptions scénographiques, nous sommes partis du mariage d’Emma et Charles qui mêle précisément récit et description. Description par exemple de la pièce montée des noces («A la base d’abord, c’était un carré de carton figurant un temple avec portiques, colonnades et statuettes de stuc tout autour…». Chapitre 4, Ière partie, ndr). Les échanges des Fondateurs roulent alors sur la difficulté à construire précisément ce gâteau pour la transposition scénique envisagée. Si tout le mariage est dépeint par les Fondateurs, ces derniers entrent progressivement dans la fiction. D’autres scènes sont incontournables, à l’image des Comices agricoles mettant le village en fête (Chapitre 8, IIe partie, ndr).

Comment souhaitez-vous aborder Charles Bovary?

En réalité, l’envie initiale fut bien davantage d’évoquer et transposer au plateau les émotions relativement aux personnages, qui sont nées à la lecture du roman que de verser dans la critique sociale au demeurant très présente dans l’histoire. Nous avons ainsi ressenti une grande tendresse pour Charles, ne souhaitant en aucune manière insister sur sa médiocrité. Ce personnage ouvre ainsi le récit de Flaubert par son arrivée, jeune, au Collège.

Si Emma Rouault, fille d’un fermier d’un petit village normand, arrive dans un milieu ennuyeux ne correspondant pas aux images de bonheur émanant de ses lectures et rêveries, il n’en reste pas moins que nous avons essayé de rendre Charles attachant. Il en allait de même pour le personnage du bourgeois aisé et bigot d’Orgon pour le Tartuffe que nous avions souhaité pareillement attirant. Ceci au-delà des dimensions plates et ennuyeuses souvent associées à ces protagonistes.





Et Emma?

C’est une femme mariée de son époque, dont les perspectives d’émancipation et d’accomplissement personnel sont quasi inexistantes. Loin d’être une révolutionnaire, elle a peur tout en étant fort maladroite. Le fait qu’elle soit tiraillée entre un idéal romantique et la réalité d’une vie terne et contrainte est très influencé par le milieu petit bourgeois provincial dans lequel elle vit.

Comment résumeriez l’approche théâtrale des Fondateurs?

Depuis 2009, il s’agit de personnes au plateau qui agissent, fabriquent et imaginent quelque chose. Ce groupe d’acteurs et actrices est animé notamment à travers ce que nous appelons l'improvisation en direct guidée par la construction scénographique. Ceci avec une équipe d’interprètes que l’on retrouve souvent d’une création à l’autre.

Loin d’être ici des Emma ou Charles réalisant des scénographies, il s’agit toujours de ce groupe formé de trois personnes se retrouvant au cœur d’une cuisine. Il discute ainsi de scénographies imaginaires pour une fictive adaptation de Madame Bovary. Au final, tant les décors que l’adaptation ne verront jamais matériellement le jour. Il ne s’agit donc pas d’une adaptation scénique du roman. Mais d’une transposition de ce que nous avons ressenti collectivement en lisant et travaillant ce récit.

Mais encore…

Nous sommes continument au cœur d’une scénographie hyperréaliste sous la forme d’une cuisine. Tout y est suggéré par la narration et les projets scénographiques discutés entre les trois protagonistes. Le public se retrouve ainsi projeté par la pensée et la réflexion de ce groupe dans plusieurs espaces virtuels jamais représentés en scène. Que ce soit une salle de bal au château de la Vauybessard qui émerveille Emma
(chapitre 8, Ière partie, ndr). Et la scène à l’opéra (chapitre 15, IIe partie, ndr).

Quel est le sens du roman face à notre temps?

Le lien entre tout.e créateur.trice et l’héroïne de Flaubert est précisément la tentative de rêver à un idéal de réalisation et d’accomplissement scénique en imaginant des spectacles comme le font les trois interprètes de la pièce Les Bovary, David Gobet, Aline Pain et Aurélie Pitrat. Qui se retrouvent rapidement rattrapé.es par les contraintes financières et techniques liées à leurs projets scénographiques respectifs. Les voici comme Emma s’essayant à rêver d’une vie faite de tempêtes sensorielles et d’ouragans émotionnels ainsi que d’envolées lyriques tout en étant invariablement ramenée au réel, à l’ennui et aux dettes. C’est ainsi l’essence du bovarysme (propension à s'imaginer autre, à se rêver une destinée inédite et moins frustrante que la réalité, ndr).

Propos recueillis par Bertrand Tappolet


Les Bovary

De Julien Basler et Zoé Cadotsch (Les Fondateurs) - d'après Gustave Flaubert
Avec David Gobet, Aline Papin, Aurélie Pitrat

Du 28 avril au 7 mai à La Comédie de Genève

Informations, réservations:
https://www.comedie.ch/fr/programme/spectacles/les-bovary