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Aux miroirs de Louise Bourgeois

Publié le 13.02.2020

 

Pour Louis(e), pièce consacrée à l’une des grandes figures de l’art contemporain, Louise Bourgeois (peintures, installations, gravures, dessins), la comédienne franco-américaine Rachel Gordy et la metteure en scène new-yorkaise afro-américaine Trisha Leys ont arpenté la maison-atelier de l’artiste à New York. Elles ont découvert l’univers d’une créatrice à l’énergie créatrice hors du commun. Elle incarne les tourments de l’exil, l’ambivalence féminin-masculin. Mais aussi la protection et la menace, la fragilité et la force, la tendresse et la violence. A découvrir du 24 février au 8 mars au Grütli, Genève, le spectacle s’appuie ainsi sur les archives personnelles de l’artiste et ses journaux intimes.

Avec une grande fidélité, la pièce est la cartographie en étapes historiques, filant de 1947 à 2010, d’une œuvre profondément autobiographique. Des Femmes-maisons aux Cellules de l’anxiété, Louis(e) veut toucher au plus juste d’une artiste voulant sculpter l’émotion même. «Ce n’est pas une image que je recherche. Ce n’est pas une idée. C’est une émotion qu’on veut recréer, une émotion de désir, de don et de destruction.» A l’origine du projet, Rachel Gordy inscrit pleinement le spectacle dans ces propos de Louise Bourgeois.
 


Quelle est la source de cette réalisation scénique?

C’est Un Monde flamboyant le roman choral signé Siri Husvedt. En forme d’enquête et de thriller, on suit l'histoire fictive de Harriet Burden, artiste américaine - labellisée «femme de» - ici un galeriste new-yorkais renommé - , ayant connu une carrière en dents de scie et une œuvre peu reconnue. Un sujet passionnant. La place de la femme dans l'art et surtout la perception de la création en fonction d’un sexisme affirmé auquel nous ramène aussi Louise Bourgeois.
On assiste à une série de témoignages de gens qui l'ont connue, ses proches. Mais aussi d'autres artistes, galeristes, sa meilleure amie psychanalyste, ses enfants et amants, qui alternent avec les nombreux carnets personnels de l'artiste. Formée à Paris dans les années trente, l’exil à New York fut pour elle un choc émotionnel. La pièce se joue ainsi en français et en anglais, les deux langues de l’artiste avec sous-titres respectifs.

 

 

La question des masques et miroirs utilisés par l’artiste apparaît essentielle.

En creusant dans son œuvre, les miroirs sont apparus comme une figure récurrente. Ainsi dans Les Cellules (Cells) qui, pour elle, «représentent différents types de douleur: physique, émotionnelle et psychologique, mentale et intellectuelle». Elles évoquent l’organisme vivant, une parcelle vitale renfermant les informations importantes et une forme de retraite contemplative, esseulée.
Ce sont aussi des chambres magiques dans lesquelles Louise Bourgeois expose ses objets fétiches. L’image de soi y est réfléchie à l’infini. L’artiste a ainsi installé chez elle de nombreux miroirs, ici dans les toilettes, là dans les angles. Afin que chacun.e s’y sente observé.e.

Il en reste quelque chose dans le décor de Louis(e).

Oui. La metteure en scène Trisha Leys est partie de cette idée de perception, projection et réflexion pour la scénographie. Un mur de trois de hauteur et huit mètres en largeur sépare le public en deux qui est néanmoins réunis par la bande sonore et les voix. Afin qu’une partie de la vision soit autant stimulée qu’empêchée.
D’un côté se déploie le salon de Louise Bourgeois, de l’autre l’univers de Robert Storr. Incarné par José Ponce, un acteur subtil, incroyablement nuancé, cet historien de l’art est un ami intime de l’artiste. Le décor se fait ainsi le reflet de l’œuvre de Louise Bourgeois et celui de sa réception critique, en dialogue dynamique, contradictoire. Chez elle, tout est imbriqué: la vie et l’art, l’enfance et la mémoire.

 

 

L’artiste franco-américaine disait «la sculpture est le corps et mon corps est une sculpture».

Assurément. Louis(e) est une invitation à tourner autour de son œuvre comme on le ferait d’une sculpture découverte au Musée. On retrouve donc ici cette forme kaléidoscopique d’une biographie, essayant de multiplier les points de vue. Ceci pour avoir une vision aussi riche et dense que possible d’une artiste polymorphe.
La pièce convoque la vidéo et l’autofiction. Cela en s’inspirant lointainement du travail de la photographe, plasticienne et écrivaine française Sophie Calle. Voir la mer (2011), portraits vidéo d’habitants d’Istambul - filmés de dos puis de face - contemplant la mer pour la première fois nous a ainsi profondément marquées. C’est par tout un jeu sur le regard, le visible et l’invisible que nous tenté de cerner Louise Bourgeois. Elle incarne les mystères et les enjeux de toute représentation du monde.

 

D’où vient le titre du spectacle?

Louise Bourgeois favorise toute une réflexion sur la production des formes que prend la vie dès lors qu’elle est interprétée par l’art. Il y a aussi une manière de sculpter, masque après masque, avec le masculin et féminin. D’où le titre Louis(e). Il fait référence à l’histoire familiale de l’artiste franco-américaine et un épisode qu’elle rejoue en vidéo et qui la voit peler une orange.
Ainsi avec une peau d’orange savamment découpée, le père dessinait les formes d’un corps de femme et que, la peau détachée étant ouverte, brusquement surgissait, à l’endroit du sexe, l’axe blanc du pédoncule interne de l’orange formant un phallus qui transformait la femme en homme. Il y a ici une manière concrète de se confronter à l’invention même des langages du désir et de la souffrance, du féminin et du masculin.

 

La relation à l’enfance est forte chez Louise Bourgeois.

Nous souhaitons garder toute la saveur et la puissance d’interrogation de ce que l’on perçoit ou projette face à une œuvre au Musée. L’un des éléments moteurs de l’écriture fut les documentaires réalisés sur l’artiste dans les années 80 et 90 dont No Trepassing et Louise Bourgeois, une vie. Déjà connue, elle file alors telle une araignée son propre mythe. Elle affirme ainsi que toute son œuvre vient de son enfance. Qui n’a rien perdu de sa magie et de son drame. Comme en témoigne au plateau la présence de Sven Devanthéry, c’est un miroir de Louise enfant, en garçon que son père aurait voulu. Ce qui a exacerbé son besoin de plaire et d’être utile.
«Je suis une femme enragée et agrippée», disait-elle. Agrippée à son enfance et ses souvenirs traumatisants entre un père despotique et une mère bafouée. De sa jeunesse qu’elle dit trahie, lui venait cette rage existentielle qu'elle transforma inlassablement en une rage de créer, «intense et productive».

 

De l’artiste dont vous êtes la voix et le corps, que retenez-vous d’abord?

Emancipée des contraintes de la mode et du marché, c’est une artiste qui a toujours pu travailler pour une nécessité intérieure, en toute liberté. Son originalité et son indépendance farouche s’expriment dans un art plus proche de la vie que de l’art. Elle est inclassable, irréductible, souvent plus intéressée par le contenu émotionnel que le style formel. Ainsi il faut prendre au mot cette existentialiste lorsqu’elle tranche: «L’ histoire ne m’intéresse pas, moi j’en ai par-dessus la tête des histoires et de la tradition.»

Propos recueillis par Bertrand Tappolet
Photos de répétition: Trisha Leys

Louis(e), de Trisha Leys et Rachel Gordy
Du 24 février au 8 mars 2020 au Grütli, Genève.

Avec Rachel Gordy, Sven Devanthéry et José Ponce

Réservations, informations:
www.grutli.ch

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